Comme on a dit

14 août 2011

On va faire comme on a dit. On va laisser la nuit mourir, on va se recoucher l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, nos deux corps aussi proches que nos esprits seront lointains. On va s’allonger à deux extrémités, on va se tourner le dos, belle image, on va s’ignorer superbement, toi superbe, moi je mens, on va fermer les yeux et faire comme si rien ne s’était passé. Pas encore. On va habiter une dernière fois ces draps ensemble, ceux qui ont vu naître notre amour, nos enfants, nos disputes et notre dénouement. On va peut-être rêver, qui sait, à la suite, au passé, ou alors on ne rêvera pas, ce sera du noir, le noir complet, on laissera filer ces dernières heures communes dans un soupir, une respiration, un ronflement. Pardonne-moi, une dernière fois, pour mes ronflements.

Demain on se lèvera, moi d’abord, toi ensuite. Je prendrai ma douche quand tu prendras ton petit-déjeuner, tu prendras la tienne quand je prendrai la porte. Pas bonjour, pas au revoir, certainement pas une bonne journée. On travaillera, chacun de notre côté, chacun à une extrémité, encore, un bout de Paris contre un autre, une rive différente. Tu termineras plus tôt en ayant commencé plus tard, tu seras allée chercher les enfants, peut-être le pain, aussi, par habitude plus que par envie, tu n’auras pas réfléchi. Les enfants feront leurs devoirs pendant que tu prépareras le dîner, quelque chose de bon, certainement, par envie plus que par habitude. Tu voudras me montrer ce que je perds, alors que c’est toi qui fuis, tu me feras saliver d’une écume amère, j’aurai l’impression de faire une erreur, encore une, te diras-tu. Je rentrerai un peu plus tard que d’habitude, les enfants croiront que le travail m’a retenu, toi que je n’ose pas nous affronter, alors qu’en réalité j’aurai juste pris le temps de réserver une chambre, quelque part, un hôtel luxueux pour me convaincre que cette nouvelle vie ne sera pas pire que l’ancienne. Au contraire. Je poserai mes affaires en faisant attention aux détails, les patères de l’entrée couvertes de manteaux, les chaussures ôtées à la va-vite, la latte qui joue dans le parquet depuis des années. Tu voudras me voir avant que les enfants ne descendent, tu ne seras pas assez rapide, ils me sauteront au cou avant que tu ne puisses prétendre m’avoir vu. Alors tu te fendras d’un pseudo sourire, tu me diras bonsoir, peut-être m’appelleras-tu chéri, si tu es vicieuse, si tu veux me faire mal, je t’embrasserai sur la joue parce que je suis vicieux, parce qu’on se fait déjà mal, et le silence qui suivra dira toutes les blessures de nos coeurs à vif.

Les enfants iront dans la salle à manger, tu attendras que je dise quelque chose, je ne le ferai pas, tu me supplieras des yeux, j’éviterai ton regard, tu me tueras, assassinat rétinien, avant de suggérer aux enfants d’aller dans le salon. Ils ne comprendront pas. Bien sûr qu’ils ne comprendront pas ; moi non plus, je n’aurai pas compris comment nous en sommes arrivés là. Ils penseront à un jeu, à une soirée particulière, ils n’imagineront pas à quel point, ils attendront patiemment, sourire aux lèvres, ils verront nos mines défaites, notre air contrit, la distance entre nous deux, ils penseront avoir fait une bêtise, ils commenceront à s’excuser avant même de savoir de quoi nous allons leur parler. Tu leur souriras, tes yeux seront perlés de larmes, je t’en voudrai pour ça, je t’en voudrai de ne pas en avoir rien à foutre. Tu ne sauras pas comment commencer, tu diras les enfants, et tu laisseras ta phrase en suspens. Tu te tourneras vers moi, tu auras l’air vulnérable, tu auras l’air conne, tu l’auras mérité. Mais tu seras belle, tu l’as toujours été, alors je prendrai le relais. J’endosserai mon rôle de papa, mon rôle de mari, pour la dernière fois, mon rôle de méchant, pour la première fois. Je leur dirai qu’on a réfléchi en sachant qu’on ne l’a pas fait, je leur dirai que ce sera pour le mieux sans y croire un instant. Je leur expliquerai que papa et maman vont se séparer, que papa va aller vivre ailleurs, je leur dirai de ne pas s’inquiéter alors qu’il sera déjà trop tard, je leur dirai qu’ils ne sont pas responsables et ils n’y croiront pas. Pour la première fois depuis longtemps, pour la dernière fois avant longtemps, tu te battras à mes côtés, tu opineras du chef à chacune de mes paroles, tu acquiesceras à mes mots qui se voudront rassurants, aux lacérations que j’infligerai à notre famille. Tu seras la complice inconsciente d’un meurtre en direct, celui de notre vie, ensemble, celui de l’espoir de nos enfants, leur sérénité, leur innocence, leur bien-être. Tu chercheras de ta main la mienne, le contact de nos paumes te fera frissonner, on se dégoûtera de jouer cette comédie, d’infliger cette mascarade à ceux qui n’ont rien demandé. Et lorsqu’enfin on fera silence, ce sera pour laisser à leurs larmes l’opportunité de déverser ce vacarme lancinant que ni toi, ni moi n’oublierons jamais.

Ils voudront savoir pourquoi, comment, quand. Ils nous demanderont des comptes, ils en auront le droit. Ils chercheront, à leur âge, à percer le mystère de l’amour et la fin de l’amour. On ne saura pas quoi leur dire. On se répètera, on confirmera qu’il s’agit de la bonne solution, qu’il n’y a pas d’autre choix. Ce sera le premier de la longue liste des mensonges qui suivront. On leur demandera de nous excuser, on n’aura pas été assez forts, on n’aura pas fait mieux que tant d’autres. On ne leur dira pas, mais on pensera en même temps, à la même seconde, à quel point on y croyait, à l’époque. Comme on s’était juré de ne jamais, jamais se retrouver dans cette situation, dans ce putain de salon, sur ce putain de canapé. Le silence qui suivra nous fera mal, trop mal, j’étoufferai. Je me lèverai en tentant de sourire, je lâcherai ta main en comprenant que jamais plus je ne la reprendrai. Je prendrai quelques affaires honteusement, comme si tout ceci était ma faute, comme si j’avais fait quelque chose de mal. Mais je n’aurai rien fait de mal. Ce serait trop simple. Tu resteras avec eux, tu te constitueras une carapace de leurs lamentations, tu ancreras dans ton coeur, entre deux battements, cette image odieuse, celle où tu auras encaissé pour deux pendant que ton connard de mari, et plus tard ex-mari, quand tu te plaindras de ce que tu as vécu, t’aura laissée seule, au supplice, pendant qu’il faisait ses bagages. Tu te convaincras d’être la victime et moi le bourreau, tu occulteras mes larmes au premier étage, ma vue trouble alors que je jetterai au hasard quelques lambeaux de vie dans un sac en nylon. Chaque mot, chaque papa qu’ils prononceront te touchera au coeur, ils crieront pour ne pas perdre pied, tu auras envie de crier avec eux, tu ne le feras pas.

Sur le pas de la porte, les visages rougis, les yeux noyés, je les serrerai dans mes bras comme si je les voyais pour la dernière fois, ils penseront sûrement ainsi, incapables de comprendre que si tout ceci sera assurément une fin, ça ne sera pas la fin. Tu m’accorderas un simple hochement de tête, je le prendrai pour une dernière pichenette alors que probablement, dans ta tête, tu auras réalisé à ce moment-là que ça n’aura servi à rien de préparer le dîner. Encore moins un dîner qui sentira si bon. Ce sera l’affront de trop : tu auras pris la bonne décision, et ce non événement te le confirmera. De notre séparation, plus que l’échec, le sel aux yeux et cette sensation poisseuse au corps, restera bien des années après cette ultime image : un dîner foutu, et un gigot à vingt-huit euros froid.

Peut-être que dans quelques temps, quand les plaies seront pansées, quand nous pourrons nous voir sans nous en vouloir, quand les enfants auront grandi, on repensera alors à ce moment et on s’octroiera un bon point, un seul, pour ne pas admettre avoir été ce jour-là totalement lamentables. Pour se rassurer, en tant que parents, en tant qu’êtres humains, pour se convaincre de ne pas avoir été les monstres que, bien sûr, on aura été : on aura fait comme on avait dit. Et peut-être se sentira-t-on mieux, ainsi.

L’absence

22 janvier 2011

C’est une absence, un petit vide dans un vaste néant. C’est le stylo manquant dans le pot à crayons, c’est la page arrachée dans un livre abîmé, c’est une disparition qu’on ne remarque que lorsqu’on n’a plus rien d’autre à remarquer. C’est une question, des silences, d’autres questions qui ne servent à rien, parce qu’elles ne masquent pas la première : où est-il ?

*
Léo

Je ne sais plus qui l’a remarqué. C’est le problème, dans ces nouvelles sociétés : chacun de nous est une fourmi, qui besogne dans son coin et n’aurait jamais l’idée de compter la fourmilière pour savoir si on est au complet. Nous, ça va, encore, parce que nous sommes des employés et qu’il est un autre employé. Etait ? Le fait est que personne ne sait, personne n’a de nouvelles. Qui en aurait pris, d’ailleurs ? Marc n’a pas d’amis. C’est le bons gars, qui se fait discret, qui n’embête personne, qu’on voit manger tout seul au restaurant mais qu’on n’invite pas à notre table. Parce que trop loin, parce qu’étranger, parce que pas copain. Rayez la mention inutile. Mais nous, donc, ça va. Moi, ça va. Je suis un employé, comme lui. Les autres aussi. Mais les patrons, ils n’ont rien remarqué, rien dit ? Rien demandé ? Eux, ils auraient dû s’inquiéter, ou au moins s’interroger, nous interroger. Ils ne l’ont pas fait. Moi non plus. Mais moi, ça va. Non ?

Je suis parti plus tôt aujourd’hui. J’ai mangé avec les autres, on a parlé de Marc, comme on parlerait de n’importe quoi d’autre, pas le genre espion, pas le genre alarmiste, non, plutôt à la déconnade, ah tiens, il s’est pris quelques jours de vacances aux frais de la direction, je devrais faire pareil, ahahah, quelqu’un veut de l’eau ? Et puis j’ai repris le boulot, j’ai consulté des fichiers clients, j’ai excellé sur mon Excel, j’ai pris trois pauses café au lieu d’une, fumé plus de cigarettes que d’habitude. J’ai fait semblant encore un peu, comme d’habitude, quelle habitude, et puis je suis parti.
En sortant de l’immeuble, j’emprunte un chemin différent, un chemin gravé dans ma mémoire, l’air satisfait de me souvenir quel changement, quelle marque sur le quai viser pour me retrouver pile devant la bonne porte qui, une trentaine de minutes plus tard, s’ouvrira pile devant la bonne sortie. Je retrouve ma ville d’enfance, appelée ainsi par prétention, ça y est, je suis parisien, alors que je ne l’ai quittée qu’il y a un an à peine, je baisse la tête en croyant reconnaître des visages, je ne veux pas parler, laissez-moi, alors que personne ne m’aurait accosté. Petite fourmi, dans une fourmilière autrement plus grande. Dans la poche de ma veste, le métal de mes clés me brûle les phalanges, je les serre comme si j’allais les dégainer, coup de poing américain, pour me défendre. Contre qui ? Il n’y a que des vieux ici, Léo, détends-toi. T’as un truc à te reprocher ? Non, rien. Bah alors…
Et puis le portail, noir, un peu rouillé, les marques du temps, celui-là même qui n’a pas encore d’emprise sur moi. Inspiration. Expiration. Impossible de fumer, elle le sent toujours, et ça y est, je suis parisien, mais je continue de mentir à ma mère comme quand j’avais quinze ans. Tant pis, j’ouvre la porte. Elle est là, elle me voit, me serre dans ses bras. Je me laisse aller, allez, parce que j’ai quinze ans à nouveau, je suis un enfant et c’est ma maman. Je respire son parfum, persuadé que c’est celui que je retrouvais sur son oreiller lorsque, gamin, je traînais mes cauchemars dans son lit, alors qu’elle a dû en changer vingt fois. Mais sa peau, son odeur, ses yeux qui rient, rient de son âge, du temps qui passe et de mes absences, à moi, les miennes, celles qu’elle évente d’un câlin à cet instant précis. Elle ne s’étonne même pas de me voir, maman, s’il te plaît, ça fait un mois que j’ai dit que je passerai alors que j’habite à quarante minutes de toi. Engueule-moi. Arrête de sourire. S’il te plaît. Non, je ne veux pas un café, non merci, pas de gâteau. Garde-les pour un invité. Moi, là, je suis chez moi. Même si je suis parti. Même si je t’ai laissée, moi aussi.

Je lui parle un peu de Marc, elle me demande qui il est. Je ne suis pas foutu de lui répondre. Quelqu’un. Ah. Silence. Et sinon, oui, j’ai bien emménagé, maman, ça fait un an que je suis installé. Elle hoche la tête, me sourit, je lui souris aussi. M’excuse, je dois aller aux toilettes. Dans la salle de bains, je m’effondre. Je vois sa serviette, brodée de son prénom, à lui. Je passe devant la chambre de ma mère : dedans, elle n’occupe toujours qu’une partie de l’espace. Il y a encore la photo de leur mariage sur la table de chevet. Je n’ouvre même pas la penderie : je sais d’avance que j’y trouverai une moitié pleine, une moitié vide. Une moitié de vie et l’autre, l’autre moitié, emportée lorsqu’il nous a abandonnés. Je songe à retourner dans le salon, colère, lui sortir ses quatre vérités. Maman, il est parti. Ca fait quinze ans qu’il nous a laissés. Il ne reviendra pas, maman. Et c’est tant mieux, parce qu’on n’a pas besoin de lui. Je ne le fais pas, parce que je ne suis pas assez égoïste ; je sais bien qu’elle, elle a encore besoin de lui. Alors je retourne dans le salon, oui, mais je ne pique pas de colère. Je lui dis que Marc est quelqu’un que je connais, du boulot, et qu’il est parti. Elle ne répond pas, mais je vois dans ses yeux qui ont arrêté de rire qu’elle comprend. Que, quelle que soit la relation, aussi ténu soit le lien, le départ de quelqu’un laisse toujours un vide, si petit soit-il. On passe cet accord tacite : je ne lui ai jamais reproché le départ de papa, elle ne me demandera jamais pourquoi Marc est parti. Parce que j’en sais rien, mais que moi, c’est pas grave, je suis un employé, comme lui. Moi, ça va.
Elle se lève, me dit qu’elle va préparer le dîner. Que ma chambre est prête, si je veux dormir ici. En passant, sa main frôle mes joues, qui se mettent à vibrer.

*
Sarah

Je n’aime pas croiser les gens du boulot dans le métro. Déjà que c’est déprimant de voir les mêmes têtes de cons jour après jour lorsque tu bosses… Le problème, c’est que si tu ne joues pas le jeu social, si tu les snobes alors qu’ils t’ont vu, tu passes pour une connasse. Et même si dans l’absolu, je me fous de passer pour une connasse, l’idée d’être une connasse méprisée par ces mêmes cons que je méprise m’est insupportable. Pas que leur avis compte, non, mais ça nous ferait trop de points communs d’un coup. Alors je souris, je fais semblant, je prends mon téléphone comme si j’avais un appel et comme la connasse que je suis réellement, je fais mine de parler alors que l’écran froid et le vide au bout du fil me renvoient à ma propre honte.
De toute manière, je sais bien de quoi ils vont parler. Tout le monde n’a parlé que de ça aujourd’hui. Avec leur air choqué, leur incompréhension factice, leurs petits ragots de gens qui se sentent trop importants d’avoir enfin un truc à raconter à leur femme ou leur mari en rentrant du boulot. Tu ne devineras jamais ce qui est arrivé aujourd’hui. Mais si, Marc, je t’en ai déjà parlé, alors qu’ils n’en ont jamais parlé pour la simple raison que personne ne lui a jamais parlé. Et quelque part, ma conscience trouve un peu de réconfort dans cette situation, où eux feront semblant comme moi actuellement, où ils prétexteront une amitié de bureau quand moi je prétexte un coup de fil imaginaire. Et alors on sera plein de gens qui simulent parce qu’ils n’ont rien à vivre, on sera cette brochette de connards et de connasses qui se complaisent dans leur médiocrité, et ça ne nous gênera même pas. Et lorsqu’on apprendra que Marc est mort – parce que je suis persuadée qu’il est mort, mort de chagrin ou d’ennui, mort de solitude au moins – ils reviendront pour la deuxième fois de la semaine en conquérants dans leur petit deux pièces, ils souriront derrière leurs larmes et pourront raconter après à leurs copains, leurs copines qu’ils ont perdu quelqu’un de cher à leurs yeux. Ils feront partie de cette caste de gens qui auront été là, qui auront vu, qui auront ressenti la douleur profonde de la mort d’un être aimé, ils trouveront grâce aux yeux de leurs proches, ils entérineront leur carrière de petites merdes humaines et ça sera bien, parce que dans le regard des autres ils ne liront qu’une seule chose : comment fais-je pour être si fort ? Et ça, définitivement, ce sera très fort.

Un mec me demande si la place à côté de moi est prise, je l’ignore, persuadée que mon téléphone et ma fausse conversation l’éloigneront. Il insiste, je pose mon sac sur le siège vide, un regard de défi dans les yeux, celui qui dit me fais pas chier, mec. Pas toi, pas aujourd’hui, pas comme ça. Il hésite, me lance un regard mauvais, et sur ses lèvres je lis « connasse ». Et au bout du fil, au fond de ma tête, une petite voix me parle enfin pour me dire qu’il n’a pas totalement tort.

Je pousse la porte de la maison, envoie valser mes bottes et mon sac dans l’entrée, j’ai douze ans et mon émission préférée va commencer à la télé. Sauf que j’ai vingt-cinq ans, que je vis encore chez mes parents et que je suis juste lamentable. Lily est dans la cuisine, je lui demande si les parents sont là, elle me répond bonjour, et je lui propose d’aller se faire foutre. Parce que je suis comme ça, que je suis méchante avec ma soeur pour éviter d’être méchante avec moi-même. Parce qu’elle a cinq ans de moins et déjà compris tellement de choses de plus, qu’elle prend son indépendance à la rentrée, qu’elle a un copain depuis le lycée et qu’elle fait des études qui lui plaisent. Parce que je suis jalouse et que mon seul avantage est le fait d’être l’aînée. Je lis tout le mal qu’elle pense de moi dans ses yeux, tant mieux, déteste moi car je suis pathétique. Déteste cette image parce que ça t’aidera à ne jamais devenir ce que je suis devenue. Parce que justement, je ne suis rien devenue.
Je trouve refuge dans ma chambre, le papier peint n’a pas changé depuis dix ans, tout juste dégueule-t-il sur les coins, sur les murs un peu sales de mon esprit immature. Même les posters sont d’origine, et après un silence, j’explose d’un rire triste et ironique en voyant mon bureau d’écolière et mes cadres photo en papier mâché. Putain, mais comment en suis-je arrivé là ? A quel moment j’ai raté le coche ? Et Marc, il avait raté le coche, lui aussi ? S’est-il levé un jour, comme moi, avec cette étrange sensation d’avoir raté sa vie alors même qu’il l’avait à peine entamée ? Et qu’a-t-il fait ?
Qu’est-ce que je peux faire, moi ?
Je sombre dans mes pensées. Je sombre tout court. Mon père me réveille, il toque à la porte. Il me prévient, ma petite princesse, on va dîner, et j’ai envie de le gifler, petite princesse, je t’emmerde sale con. Cette violence au fond de moi, que je suis trop lâche pour tourner contre moi-même. Laissez-moi tranquille…

A table, je parle de Marc pour rompre le silence. Mon père m’écoute, passionné, ma mère coupe ses haricots en huit avant de les manger. Lily m’observe du coin de l’oeil. Je n’ai pas grand chose à dire sur Marc, alors je finis d’un haussement d’épaules en affirmant qu’à mon avis, il est mort. Même ma mère relève la tête. Ils me regardent, tous les trois, je le remarque et explose de rire. Qu’est-ce qu’il y a, encore ? Ils ne le connaissaient pas, si ? Mon père hésite, ma mère replonge dans ses haricots, Lily explose : comment je peux rire de ça ? Je vois ses lèvres trembler, je lui demande ce qu’il y a, elle prononce son prénom, lalala, je t’entends pas, je n’entends personne. Qui ça, Matthieu ? Je ne connais pas de Matthieu. Lily s’énerve, me demande quand est-ce que je vais accepter, lalala, je ne t’entends toujours pas. Et mon père qui pose une main sur mon bras, cette douleur insupportable, cette brûlure qu’il laisse de ses doigts, petite princesse, mais putain, regarde-moi papa. Regarde ta fille, ce qu’elle est devenue. Coquille vide, je me referme, silence complet. Le repas s’achève. Je remonte dans ma chambre. J’ai du mal à respirer. Et j’hésite, comme d’habitude. J’ai toujours trop hésité.

J’ouvre les tiroirs, les placards, je sors un sac, j’y jette pêle-mêle vêtements et chaussures, affaires de toilette et souvenirs. Ma vie déborde de la valise, je m’assieds dessus. Je ne respire pas, il faut que j’aille plus vite, argent lingerie photos papiers bague. Bague ? Je suis là, assise sur mon lit, à contempler cette putain de bague. Je la mets, elle me brûle le doigt, elle aussi, lui aussi, l’appartement, l’amour, les promesses, la demande, l’accident. Sa mort. J’ai vingt-cinq ans et je ne suis pas veuve parce que je ne l’ai pas épousé, parce que j’ai hésité. Parce qu’il est mort avant.
Dans le hall, ma mère ne me voit pas, mon père me rattrape par le bras. Je lui explique que je pars, que je dormirai à l’hôtel le temps de trouver un appartement. Que Lily n’a pas tort, je dois aller de l’avant. Il me sourit tristement, Matthieu aurait aimé ça, mais oui papa, je serre les mâchoires pour éviter de pleurer. Il me demande un instant, revient avec son chéquier, je dis que non, que je ne peux pas accepter. Il ne m’écoute pas, me tend un montant indécent, j’hésite, moins cette fois, et je le prends. Tiens me dit-il. Ma petite princesse. Ma petite connasse. Je le remercie, le sers dans mes bras, je t’aime, je l’aime, je vais apprendre à m’aimer. Ca demande du temps.

*
Jeanne

Ca fait trois heures que je suis là. A regarder les photos, ma mission au Mali, mes réunions de Greenpeace, mes prospectus protestataires. J’avais quoi, vingt ans ? J’y croyais encore. Je m’y croyais encore. Mes colères, mes combats, mes coups de gueule, mais pourquoi ? Quand est-ce que j’ai arrêté de voir l’autre ? L’humain ? Quand est-ce que je suis devenue une de ces personnes que je méprisais il y a peu, celles qui ne pensent qu’à leur gueule, celles qui changent de trottoir quand elles voient un sans-abri ? J’essaye de me rassurer, je verse toujours chaque mois à Aides, j’achète mes cartes de voeux à la WWF, je sauve des pandas, quoi. Mais qui pour me sauver, moi ?

Je ris, hystérique. La misère humaine n’est pas celle que l’on croit. Elle n’est pas dans celui qui tend la main, mais dans celui qui refuse de la saisir. Aujourd’hui, je suis plus riche que les pauvres, mieux portante que les malades, mais celle qui fait le plus pitié, c’est moi. Et quelque part, en disant ça, en me flagellant je deviens victime, donc à plaindre. Le cycle infernal. Je suis pourrie à la racine. Et je ne sais même pas quand ça a commencé.

Quand j’étais jeune – plus jeune – j’avais des rêves. Je voulais sauver des gens, n’importe qui, des enfants, des cancéreux, des crève-la-dalle. Ma bonté dépassait les questions de religion, d’origine ou de situation, j’étais le Messie envoyé porter la Bonne Nouvelle, j’étais le super-héros sans ses collants, le refuge dans la tempête. Une vocation, échouée aux portes du couvent. Mère Térésa sans sa jupette. Et je réalise seulement maintenant que si je voulais mener tous les combats, et pas un seul, ça n’était pas pour sauver tout le monde, et pas un seul, mais pour moi. Qu’on me remercie. Qu’on admire ma dévotion. Pour ne pas être seule. Pour ne pas être comme Marc.
Ca fait dix ans que je me fourvoie. Non, toute une vie. Je me suis persuadée que mes intentions étaient louables, mes actions bonnes, j’ai ratissé large et j’ai échoué alors que Marc était juste à côté. J’ai trompé mon monde, me suis menti. Au point qu’aujourd’hui, la personne que je suis est peut-être plus intègre, plus honnête que celle que j’étais parce qu’elle ne fait plus semblant. Le plus dur n’est pas de réaliser que je ne suis pas une bonne personne, mais de comprendre que je ne l’ai jamais été.

Je récupère tous mes souvenirs, les tracts, les clichés. Les preuves. Je les rassemble et je les jette,en même temps que mon amour-propre et mes rêves. Je pense à Marc, bien sûr. Je sais que s’il revient, je n’aurai jamais le courage d’aller lui parler. Pour moi, il est déjà trop tard. Je suis une femme de trente ans sans famille, sans vrais amis, et désormais sans rêve. Je suis devenue celle que je ne voulais pas devenir, je suis devenue Marc et quelque part, éprouver un peu de ce qu’il a pu éprouver, partager avec lui cette solitude, où qu’il soit, me donne l’impression qu’il me reste un peu d’humanité. Un peu d’espoir. Juste de quoi ne pas sombrer.

*
Paul

Ca a été dur aujourd’hui. De jouer l’étonné, de feindre l’indifférence. De faire semblant. Moi aussi, j’y suis allé de mon petit commentaire. J’ai sorti une connerie, une blague, pas bien méchante, mais quand même. J’ai parlé de toi comme si tu étais un autre, j’ai tu le nous. J’ai tué le nous.

Les gens savent désormais. Ca s’est répandu comme du chiendent, la rumeur rampante, la conversation de machine à café. Je savais que ça arriverait, forcément, ça devait arriver, mais je ne savais pas quand. Je pensais que ça viendrait plus tôt. A croire que, vraiment, je ne me rendais compte de rien. Quelqu’un est venu me trouver, moi aussi, je ne sais plus qui ; il, ou elle peut-être, m’a dit « Marc est mort. ». Avant d’ajouter « Enfin je crois. ». C’est con, mais ça m’a énervé. Tu crois, ou tu sais ? En réalité personne ne sait. Encore. Mais les gens savent. Ils savent que tu n’es pas venu travailler depuis plusieurs jours. Ils savent que ça ne te ressemble pas, alors qu’ils ne savent même pas à quoi tu ressembles. Ils ne savent pas quelle part me revient, quel rôle j’ai joué. J’aimerais qu’ils ne le sachent jamais. J’aurais aimé que tout ça ne soit qu’une mauvaise blague, pas bien méchante, mais quand même.

Ils vont savoir, pourtant. Il va y avoir une enquête. Ils vont chercher à comprendre, l’énigme ne sera pas complexe, ils trouveront rapidement ton adresse. Ils seront là, sur ton pallier, ils toqueront pour se signaler, ils t’appelleront, tu ne répondras pas. Tu ne les entendras pas. Ils hésiteront, quoi, une seconde, ils armeront une épaule, un bélier, un flingue, que sais-je, ils défonceront la porte, ils entreront dans ton appartement, ça te rendrait malade si tu n’étais pas mort, toi qui étais si ordonné, ils entreront et trouveront ton corps par terre, déjà sec, déjà terne, ils courront alors qu’il n’y a plus rien à faire, téléphoneront à une ambulance obsolète, s’arrêteront, enfin, pour respirer. Respirer. Ils préviendront la famille, ta mère sanglotera alors qu’elle n’a jamais eu le cran de te retenir, ton père ne dira rien, il n’a rien dit à ton sujet depuis que tu lui as annoncé, que tu lui as dit être différent, la seule fois où, peut-être, tu t’es affirmé. Puis viendra le tour des amis, ils n’en trouveront pas beaucoup, des collègues, ils en trouveront plein, et alors tu existeras, enfin, tu seras au centre de l’attention, au centre des conversations, comme aujourd’hui, lorsque tout le monde parlait de toi. Enfin. Tu te feras ta place dans la mémoire collective, même pour un temps, même pour du vent, tu seras quelqu’un. L’enterrement aura lieu dans une discrétion absurde, tes parents viendront parce qu’il le faudra, quelques collègues, peut-être, les plus empathiques, les plus hypocrites. Moi, je n’y serai pas.
Non. Moi, je serai au centre des questions, d’autres questions. Ils auront trouvé des photos de nous dans tes tiroirs, pas beaucoup, les quelques clichés que je t’ai autorisés, ceux que tu chérissais, ceux qui ne devaient jamais sortir de ces murs. Tu m’entends ? Jamais. Personne ne doit savoir ; pourtant ils sauront. Ils découvriront que j’étais ton amant, ils demanderont si on l’était encore, je nierai, évidemment, je n’ai jamais été ton amant, mais si, cette photo, Paul, c’est vous et je dirai non. Non. C’est un autre. Je serai là, drapé dans ma honte, d’aucuns prendraient cela pour de la tristesse, infinie tristesse. Ils me demanderont si je ne me suis pas inquiété, je répondrai que non, qu’on n’avait pas ce genre de relation. Qu’on pouvait vivre l’un sans l’autre, or c’est faux, manifestement. Tu ne pouvais pas vivre sans moi. Ils me harcèleront, ils me cuisineront et alors je serai obligé de répondre, oui, c’est vrai. Tout ce que vous dites est vrai mais, s’il vous plaît, ne le dites plus. Je ne veux pas l’entendre.

Je ne sais pas encore de quoi je leur parlerai. Peut-être que je leur dirai que chaque matin, en arrivant au boulot, j’espérais que quelqu’un ait compris, que quelqu’un ait remarqué ton absence ; et qu’à chaque fois, ça n’était pas le cas. Je leur dirai alors mes hésitations, mes craintes de donner un quelconque indice en faisant remarquer ta disparition. Je leur dirai mon silence, mon imposture, la garantie de ma normalité. Ou alors, peut-être que je pleurerai. Je leur dirai que je t’aimais, que je ne savais pas comment te le dire, comment me l’avouer, que désormais il était trop tard. Et un policier affable me tendra un mouchoir.

Peut-être que je ne dirai rien. Peut-être que je ne dirai pas que l’on s’est vu, ce soir-là, qu’on a fait l’amour, que j’ai contemplé le plafond avant de te dire que je te quittais. Que je ne voulais pas de cette vie-là. Peut-être que je ne dirai pas que tu as pleuré, que tu as pris un couteau, lame sur le poignet, me menaçant, me suppliant de rester. Que je suis allé à la porte, malgré tout, et que lorsque je me suis retourné une dernière fois tu étais déjà à terre, dans ton sang, mais pas encore mort. Que j’ai hésité, quoi, une seconde avant de tourner les talons et de partir en courant. En fuyant.

Peut-être que je me contenterai d’éprouver ce pincement au coeur, petite douleur maligne, sans rien laisser paraître. Cette écorchure qui jamais ne cicatrise. Celle qui crie l’absence. Ton absence.

Le pli des jours

7 juillet 2009

lepli

Prends-tu le pli du jour,
Du soleil qui se lève,
Du vent et ses détours,
De la nuit et ses rêves ?

Regardes-tu le ciel,
Te souvenant des heures
Où tu avais des ailes
Et nous toisais, moqueur ?

Comprends-tu l’être humain,
Ses afflictions, ses guerres,
Ce qu’il détruit de bien
Pour créer, ce qu’il perd ?

As-tu la nostalgie
Du temps qui a passé,
De ton ancienne vie,
Ton Eden embrumé ?

Mon ange, dis-moi tout
De ce qui nous attend,
De comment c’est au bout,
Du chemin que l’on prend.

Dis-moi comme c’est beau,
Combien ça vaut la peine
De faire un numéro,
Et puis quitter la scène.

Dis-moi que tous y vont,
Qu’importe l’existence
Qu’on a menée ; au fond,
Ca n’a plus d’importance.

Dis-moi qu’il ne faut pas
Mourir en ayant peur ;
Ce qu’on commence en bas,
On le finit ailleurs ?

J’ai vu l’océan bleu,
Les montagnes d’ivoire,
Le soleil lorsqu’il pleut
Tomber quand vient le soir.

J’ai vu l’Asie, l’Afrique,
L’Europe et ses rivages,
Traversé l’Atlantique ;
M’as-tu vu des nuages ?

J’ai aimé comme on aime,
J’ai souffert comme on souffre :
Je prends ce que Dieu sème
Jusqu’aux portes du gouffre.

Ne pleure pas, mon ange,
Jamais ne me regrette :
Rien dans le coeur ne change
Lorsque la vie s’arrête.

Je prends ton auréole
Et attendrai, je jure,
Qu’à ton tour tu t’envoles
Pour panser nos blessures.

Prends-tu le pli des jours
Quand sans moi, tu te lèves ?
Je t’attends au détour
De ton ultime rêve.

Celle qui reste

28 janvier 2009

 

plane

 

 

 

Tu m’as dit un jour, je m’en souviens parfaitement, tu m’as dit que la vie n’avait pas de temps à t’accorder. J’ai trouvé ça poétique, quoi que décevant, persuadé qu’un homme plus lyrique, plus occupé sinon, aurait dit qu’il n’avait pas de temps à accorder à la vie. Tu ne m’as pas dit que tu étais condamné. Tu ne m’as pas dit que, non contente de ne pas avoir de temps à t’accorder, la vie te pillait chaque jour un peu plus ; que, chaque jour, elle volait un bout de toi et l’emportait avec elle en s’échappant légèrement de ton corps.

 

J’ai compris que tu étais différent à douze ans, amoureux à quatorze, résolu à dix-huit ; condamné à perpétuité. J’ai compris qu’on n’était pas un garçon et une fille, une femme et son amant, qu’on n’était pas un couple en soi, de ceux qui alimentent les contes des petits enfants et la jalousie des grands. J’ai compris qu’on n’était pas fait pour durer, qu’on était deux dés lancés sur le tapis, vacillant sur la tranche en attendant de tomber ; qu’en cela, on portait un espoir immense sur nos bases fragiles, priant pour une issue favorable en sachant pertinemment que ce genre de choses n’arrivent pas. Pas comme ça en tout cas.

 

Tu m’as dit un jour, ça je m’en souviens moins, tu m’as dit que ton cœur ne battait que pour moi, qu’il réglait son pas sur le mien. Qu’il ne s’arrêterait que si, une fois, je cessais de t’aimer. J’ai ri, j’en ai donné l’impression je crois, j’ai ri parce que dans ma tête je nous imaginais, nous, amoureux immortels, surplombant la vacuité d’un monde désolé, nous qui aurions vu alors les continents se fracasser, les eaux se déchaîner, la terre s’engloutir peu à peu et les humains s’éteindre à jamais ; nous qui serions là, dansant, chantant, jouissant du spectacle de cet univers qui aurait tout vu mourir, tout. Sauf notre amour.

 

Et puis un jour tu n’as plus rien dit. Ils ont dit. Ils ont dit que tu étais mort, gentiment, délicatement, comme si je n’étais pas au courant, comme si je n’étais pas responsable. Comme si, au moment où tu t’en allais, au moment où tu me laissais seule, je n’avais pas senti mon cœur se briser.

 

***

 

– Madame ?

 

Je n’ai pas réagi. Je ne l’ai pas vu, lui, son ticket de caisse tendue avec ma monnaie, lui et tous les autres, derrière, qui s’impatientaient. Mon regard s’est perdu quelque part entre les rayons et les néons, quelque part entre les centaines de dragées sans sucres ou artificiellement aromatisées, parfaitement ordonnées, et le néant de mon existence. Pourtant il y avait la bague à mon doigt, ta photo dans mon portefeuille, il y avait toi dans ma vie. Tu étais encore là.

Puis il a toussé, le moment s’est rompu, et je me suis extirpée de mes pensées. J’ai arrêté de réfléchir et parce que je l’ai fait, j’ai dit la seule chose sensée.

 

– Mademoiselle.

 

J’ai tourné ma bague, l’ai cachée dans les replis de ma honte, frottant son or blanc comme si j’allais ainsi effacer ta demande en mariage et le temps qui jouait contre nous.

 

En sortant du magasin, j’ai pensé à tout ça, aux promesses que l’on se fait même lorsqu’on sait par avance qu’on ne pourra jamais les honorer. J’ai pensé à tes vingt-neuf ans, on t’en avait promis dix-huit, et ton attitude régressive : ta vie sur le bonus, sur la réserve, là où tu avais vécu jusqu’à ta majorité en profitant si pleinement, si intensément de chaque instant que jamais je ne m’étais doutée de ton état de santé. Comme on pèse chaque action, chaque centime dépensé lorsqu’on est à la retraite, alors qu’on a passé soixante ans dans ce sens, à se donner sans compter ; comme si tu avais passé toute ta jeunesse à saisir la vie et que, ayant dépassé l’âge que l’on t’avait accordé, tu te dédiais maintenant à la retenir. Ces présents trop beaux que l’on garde derrière une vitrine pour pouvoir les admirer, sans vouloir les utiliser, et qui finalement meurent de n’avoir jamais été touchés.

 

J’ai collecté soigneusement les marques d’attention reçues dans la rue, quand sur mon passage un homme se retournait, un autre me souriait, un troisième, moins élégant, me sifflait. Avant, je ne les remarquais pas ; ou alors je les remarquais trop, et elles m’énervaient. Une partie de moi en voulait à ces étrangers de ne pas comprendre – alors qu’ils ne savaient même pas – que rien ne m’effrayait plus que d’être à nouveau disponible, d’avoir enfin dans mon cœur assez de place pour un nouvel homme à aimer. J’aurais pu être flattée, simplement, ou alors blasée : j’étais en colère, parce qu’on me propulsait avant l’heure à la place de celle que l’on peut désirer. Or je n’étais pas désirable, je ne l’étais même plus pour toi.

 

En rentrant ce soir-là, je t’ai vu avachi dans le canapé, toi qui ne m’as pas sifflée, toi qui ne m’as même pas regardée, et je me suis dit cette chose affreuse : que ta maladie était ta garantie, ton faire-valoir pour ne pas être quitté. Désormais il n’était plus nécessaire de profiter de chaque jour, de faire des choses exceptionnelles puisque les pronostics des médecins étaient erronés ; mais il nous était quand même impossible de prévoir sur le long terme, même de simples vacances, même de simples soirées. Et toujours cet air vide, ce regard creux, ce soupir avant de parler quand tu me disais qu’on ne savait jamais ce qui pouvait se passer. J’ai préparé le dîner, comme tous les soirs, dans la minuscule cuisine de notre petit appartement – car après tout, à quoi bon déménager si… On a mangé en silence, tu m’as demandé ce que j’avais fait de ma journée, et je me suis forcée à te répondre, à prononcer les mots que tu voulais entendre. Généralement, ceux qui te rassuraient. Mon quotidien apparaissait aussi terne que le tien, puisque j’occultais tout ce qui, à tes oreilles, sonnait comme un semblant de vie sur lequel tu avais déjà tiré un trait. J’ai baissé les yeux, laissé traîner ma voix pour te dépeindre un monde fait de riens, afin que tu n’aies pas de regrets au moment de le quitter. J’ai joué ton jeu, comme si l’on portait le fardeau à deux, comme si ta maladie nous happait toi et moi, et nous rongeait ensemble.

 

Ce soir-là dans le lit, j’ai pleuré. Je sais que tu m’as entendue, puisque tu as froissé les draps en te tournant pour ne pas me voir, que tu as bu un verre d’eau avant de te rendormir. Mais tu ne pouvais rien faire, non, évidemment, puisque dans ta tête le seul mal qui nous perdait était celui que tu ne pouvais annihiler. C’était simple. Je me suis rapprochée de toi, j’ai fait la moitié du chemin, attendant que ton bras vienne m’enlacer pour me réconforter, me protéger. J’ai attendu, toute la nuit, jusqu’à ce que le réveil sonne ; et puis j’ai pris ma décision. Je me suis levée, douchée, habillée. Je me suis maquillée, pour être belle, pour qu’une dernière fois tu me voies comme une femme, non une canne. Pour que tu me regrettes, puisque je partais. J’ai préparé mon sac sous tes yeux, en sachant que tu me voyais, même si tu faisais mine de dormir. Je voulais que tu aies mal, parce que je voulais te voir ressentir quelque chose ; peut-être qu’alors j’aurais changé d’avis, et rien de ceci ne se serait passé. Je voulais que tu me retiennes, que tu te battes non contre la maladie, mais contre toi-même. Je voulais que tu comprennes. Mais tu as gardé les paupières closes, malgré les larmes que je voyais couler. Je t’ai jeté un dernier coup d’œil, je t’ai dit je t’aime, et tu m’as répondu moi aussi, mais ça ne suffisait pas. Ca ne servait plus à rien ; en sortant, j’ai laissé la porte claquer.

 

***

 

Une partie de moi se persuadera toujours que si je n’étais pas partie, tu serais encore là aujourd’hui. Tu disais que j’étais ton air : j’ignorais qu’il fallait forcément en avoir à proximité pour respirer. Tu disais que j’étais ta force, et je ne me souvenais même plus qu’on s’écroulait, quand on la perdait. Tu disais que j’étais ton autre et, bêtement je crois, je pensais que mon autre était ailleurs. Que, s’il existait en tout cas, il n’était pas destiné à me quitter, à m’abandonner. Qu’il fallait que j’aille le chercher. Je suis partie un 29 juin, comme ça, comme une grande : j’ai pris l’avion pour fuir ce pays, ce continent, pour te fuir, toi qui avais emprisonné notre histoire dans un morceau d’ambre. Je la voyais stagner, je pensais que tu la faisais mourir, lentement ; je n’imaginais même pas un seul instant qu’en fait, tu lui offrais l’éternité. Tu nous offrais l’éternité.

 

Au moment où l’avion quittait la piste, à l’instant précis où les roues se sont détachées de l’asphalte brûlant, le soleil transperçant l’appareil de milliers de faisceaux colorés, j’ai senti mon cœur imploser. J’ai appris plus tard que tu venais juste de t’effondrer dans le hall de l’aéroport, où tu m’avais suivie, derrière ces grandes baies vitrées où l’on regarde les oiseaux d’acier décoller. L’hôtesse a vu ma grimace de douleur, est venue me rassurer, me tenant la main comme si j’étais une gamine apeurée. Mon voisin, baroudeur rompu à l’exercice, m’a tapoté l’épaule avec un air condescendant.

 

– Vous savez ma petite dame, ça fait toujours ça. Même quand on a l’habitude.

 

Je l’ai regardé, les larmes au bord des yeux, hochant la tête comme on répond à une vérité indiscutable : oui, ça fait toujours ça quand on prend l’avion.

 

Et oui, probablement, ça fait toujours ça lorsqu’on perd l’être aimé.

Celui qui part

14 janvier 2009

silhouette

J’ouvre les yeux en ouvrant les yeux. J’entends le réveil qui sonne, mais ne l’arrête pas, même s’il dort juste à côté, même si je dois me lever, même si sa sonnerie stridente me cingle les oreilles, et les pensées. Je fuis sous la couette, refuge éphémère, la faisant remonter sur ma bouche pour ne pas crier, mes yeux pour ne pas voir, jusqu’à mon front pour ne plus exister. Je m’accroche à ces idées vagabondes qui trottent encore dans ma tête mais semblent s’évanouir, comme on capture les derniers souvenirs d’un rêve qui déjà commence à nous échapper. Et puis je l’entends remuer, sans rien dire, sans râler, juste sa peau qui effleure la mienne, le bruissement léger des draps et soudain je sais. J’ouvre les yeux en ouvrant les yeux, et comprends que ça ne peut plus durer.

La douche est glacée parce qu’elle me brûle, je remonte encore la température jusqu’à ne plus rien sentir, jusqu’à étouffer. Je m’assieds et le contact du mur dans mon dos, du baquet sous mes fesses apaise mon corps violé à vif. Combien de minutes s’écoulent dans la bonde, là, à regarder le vide se refermer sur moi sans n’avoir ni la force, ni l’envie de le repousser ? Combien de secondes passées à réfléchir, il est déjà trop tard, ma décision est prise, mais quand même, réfléchir à tout ce qui me happe à cet instant précis ? Je pèse le pour et le contre en sachant que la balance est truquée, que sur l’un des plateaux mon immaturité, ma conviction et ma bêtise pèsent bien plus lourd, trop lourd même face à tout le beau que l’on a créé. J’attends la sentence en sachant qu’elle a déjà été prononcée, coupe l’eau jusqu’à me retrouver nu, grelottant sur la porcelaine ; et puis je sors, je me sèche, je m’habille, le regarde. Je l’observe dormir, en fais mon deuil, sauf qu’il n’est pas mort, qu’il ne part pas, sauf qu’il ne dort pas et sans se retourner, me dit qu’il m’aime et me souhaite une bonne journée. Je contrôle ma nausée, m’enferme dans mon silence et claque la porte sans me retourner.

La journée s’étire paresseusement, je me donne un air occupé en sachant que je ne trompe personne mais également que personne ne va me le reprocher. Les gens ici ne me connaissent pas, et parce qu’ils ne me connaissent pas ils pensent me connaître trop bien : ils n’ont de moi que ce que je leur montre, ne prennent que ce que j’accepte de donner, et parce que je n’arrive plus à donner ils scindent mon caractère en deux : quand je vais bien, et quand je ne vais pas bien. Et bien que ce soit plus complexe, bien qu’ils n’en découvrent jamais les raisons ils tapent à chaque fois dans le mille, petit jeu facile, et se persuadent alors qu’ils sont assez proches de moi pour me deviner.
Je pense à tout ça dans le métro : quand est-ce que cela a commencé ? Quand ai-je arrêté de vivre, vivre pour moi, vivre pour les autres, vivre pour lui aussi ? Vivre pour lui, surtout… Quand ai-je accepté de me laisser mourir, branchant mon corps sur un cycle routinier et laissant mon esprit gentiment se consumer ? Je répète les mêmes gestes chaque jour, les mêmes mots pour des personnes auxquelles j’ai cessé depuis bien longtemps de m’intéresser. Je me revois, jeune, mais pas gamin, mais pas crédule, simplement jeune et encore en vie, refusant la simplicité de la vie, rejetant le travail rébarbatif huit heures derrière un bureau, chaque jour, chaque semaine, condamnant la monotonie de la vie en me promettant que jamais je ne deviendrai comme cela. Sauf que je suis devenu exactement cela et qu’il ne s’agit plus d’un métier, de choix, qu’il ne s’agit plus de contrôle et de rêves mais que dans la grande usine de la vie, riches comme pauvres, ouvriers comme cadres sont condamnés au travail à la chaîne s’ils se laissent aller à la lassitude et à l’abandon de soi : je me suis abandonné il y a longtemps, trop longtemps, et même en regardant en arrière je n’arrive plus à distinguer le môme que j’étais, à qui j’ai fait une promesse que je n’ai pas su tenir.

Le chemin est court depuis la station jusqu’à chez moi. Peu de distance, peu de boutiques, pas assez d’étages : je suis en manque des prétextes qui pourraient me sauver, me retenir de pousser la porte après y avoir introduit la clé. Je pourrais fuir, partir, mais ça ne règlerait pas la question. Pour beaucoup ce serait de la lâcheté : moi je n’ai même pas les couilles de l’envisager. Devant la porte je respire avant la plongée en apnée. Je l’entends chanter en préparant la cuisine, ça sent bon, il a toujours été doué. Comment peut-il ignorer ce qui nous arrive ? Comment peut-il siffloter, inconscient de ce flot de pensées qui se déverse dans ma tête ? Je me gifle mentalement, parce que je sais en me disant ça que je ne cherche pas à comprendre mais à me déculpabiliser, comme si le plus grave n’était pas ce que j’allais faire, mais son incapacité à le prévoir. J’ouvre la porte, il ne m’entend pas. Pourtant la cuisine est juste à côté de l’entrée. Je me retiens de tousser, ou de lui mettre une main sur l’épaule, je me retiens de l’embrasser. Au lieu de ça je pose mon trousseau, enlève mon manteau, prends même le temps de l’accrocher. Au lieu de ça je joue au petit con une dernière fois, et dans une position significative, le regard lourd, l’air grave, les bras croisés, je l’attends assis dans le salon, dans le fauteuil qui fait face à la porte qu’à un moment ou un autre, il va devoir emprunter.

Il arrive en chantant, toujours, des assiettes dans une main, des couverts dans l’autre, il arrive et me voit, et soudain il n’est plus à deux mètres mais à l’autre bout de la route, un point évanescent qui ne cesse de s’éloigner. Et parce qu’il est loin, parce que je suis lâche, je crie pour lui parler.

Ca dure des heures.

Le dîner est froid depuis longtemps. Il avait fait des lasagnes, je le sais parce qu’il s’est levé sans rien dire, qu’il a laissé tous mes reproches lui tomber dessus, parce que je suis la pluie et qu’il est le sol, et que rien ne peut m’empêcher de le transpercer. Je le sais parce qu’après s’être levé il est allé dans la cuisine, je l’ai suivi, et il m’a demandé si j’avais faim. Je n’ai pas pu répondre. Je suis retourné dans le salon, je l’ai écouté rester muet, s’affairant dans la cuisine pour ne pas avoir à me regarder. Et comme il revient je défie son regard, je me force à le fixer même si j’ai mal, même si j’ai honte, pour chercher dans ses yeux une trace de colère, de haine, de déception ou de blessure, un semblant de défaut auquel me raccrocher. Je vois sa mâchoire se contracter, tous les mots qu’il pourrait prononcer et qui pourtant butent sur ses lèvres closes ; puis il s’assied à côté de moi, me prend la main et je sens alors dans la manière dont nos doigts s’emboîtent parfaitement que c’est fini, que j’ai pris tout ce qu’il y avait à prendre, et que je vis sur nos restes depuis des mois, des années. Et je pense que lui aussi l’a compris, jusqu’à ce que nos regards se croisent à nouveau, jusqu’à ce qu’il se penche à mon oreille pour me murmurer :

– J’ai mis le plat dans le frigo. Si tu as faim… Moi je vais me coucher.

Et tout s’effondre. Je me lève alors qu’il se tourne, le hèle alors qu’il s’éloigne, et nos deux corps se font face comme dans un western, à savoir qui dégainera le premier. Mais parce que j’en ai marre de tirer à blanc, parce que je suis épuisé de continuer à jouer, j’appuie sur la détente en sachant que même sans viser, je saurai nous tuer.

– Pourquoi on est encore ensemble ? Hein ? Pourquoi, putain ? Parce qu’on s’aime, c’est ça ? Parce qu’on s’aime, ou parce qu’on a trop peur d’aimer à nouveau ?

Et pendant que je pose les questions sans attendre les réponses, les repoussant dans un coin de ma conscience en sachant que je les ai déjà, je l’agrippe désespérément et le secoue, comme si les sentiments allaient tomber, feuilles mortes s’échappant d’un arbre d’automne, et qu’il arrêterait alors de m’aimer.

– Laisse-moi partir… Laisse-moi partir, pitié, laisse-moi m’en aller…

Je ne retiens rien de mes larmes, rien de mes coups ; mes poings s’affaissent sur son torse, vagues creuses qui s’écrasent en vain sur une falaise bien trop haute, bien trop forte. J’ai le sel au coin de la bouche, les pleurs qui continuent de rouler sur mes joues, roulent, roulent encore, et mes jambes lâchent. Je suis là, étendu par terre, hoquetant et gémissant, tapant le parquet maintenant, fuyant son regard comme il me contemple, pitoyable, à moitié noyé dans mon chagrin.

Et sans dire un mot, sans faire de bruit, il s’allonge à côté de moi, sa tête posée sur la mienne, son corps suivant la courbe du mien, ses paumes à plat sur mon dos, et je sais sans qu’il le dise que c’est la dernière fois que l’on s’étreint. Il passe un bras autour des miens, j’attrape sa main et embrasse ses doigts, mais nerveusement, mais avidement, les broie aussi sans doute. Ca semble n’être qu’une seconde, ça dure des heures, des heures durant lesquelles je reste là, à tressaillir sous l’afflux des larmes, me purgeant de toute notre histoire, laissant fuir entre les lattes du parquet toutes les minutes passées ensemble, et toutes celles qu’on n’a pas pu sauver.

Quand j’ouvre les yeux il n’est plus là. Je suis étendu sur le lit, je ne me souviens même pas l’avoir atteint, et quelque chose, quelqu’un me dit en silence que c’est lui qui m’a porté jusqu‘ici, petite voix dans la tête, souffleur invisible qui a tout observé et me rapporte ce qu’il s’est passé. Il est resté contre moi jusqu’à ce que je me calme, jusqu’à ce que je m’endorme, puis il m’a soulevé et amené dans la chambre. Il a retiré mes vêtements, avec pudeur, comme si déjà on ne s’appartenait plus, a replié la couverture sur moi et m’a regardé dormir encore un peu, pour se créer un ultime souvenir, qu’il a soigneusement rangé aux côtés de tous les autres. Il a fait le tour de la chambre, puis de l’appartement, ramassant ses affaires éparpillées au fil des mois. Ici un pull, là un livre, des petits bouts de vie qui ont été autant de tirets entre nos deux vies, de choses partagées parce qu’on était un couple. Et c’est ce qu’il s’est dit, au moment de s’en aller : on avait été un couple, un couple heureux, et supprimer toute trace de lui dans cet endroit ne supprimerait pas pour autant celles laissées par son passage dans mon existence. Alors il a fait à nouveau le tour de l’appartement, replaçant sa brosse à dents dans le verre de la salle de bains, une photo de nous deux sur l’étagère de la chambre, puis a écrit un mot qu’il a laissé en évidence sur le frigo. Et si la petite voix sait tout ça, c’est aussi parce qu’elle l’a vu, ce mot, et qu’elle l’a lu en même temps que moi…

« Ce n’est pas parce que tout est fini que ça n’a jamais commencé. Je t’aime. »

Pendant les travaux…

9 décembre 2008

… l’activité continue.

Veuillez m’excuser pour ces quelques semaines de disette, mais je déménage et entre les cartons, un changement radical de vie et un accès Internet qui peine à arriver jusqu’à moi, il n’a pas été évident de trouver un moment pour prévenir, comme pour écrire d’ailleurs. Mais je posterai cette semaine et le blog retrouvera une parution plus régulière d’ici la semaine prochaine.

Bien à vous,
Niels.

Jaloux

27 novembre 2008

jaloux

 

Quand je l’ai rencontrée, elle était déjà à lui. Elle n’était pas une fille anonyme, une nouvelle venue dans mon petit monde, non : elle était celle qu’il m’avait décrite pendant des jours entiers, celle dont je connaissais déjà, sans ne l’avoir jamais vue, les tics, les sourires, les forces et les faiblesses, les projets, les espoirs, et tout le reste. Elle n’était pas une personne à part entière, elle était sa part à lui, celle qui le complétait, qui faisait de lui un « eux » et de nous un je.
Quand je l’ai rencontrée, j’ai perdu un peu de mon meilleur ami, et gagné un peu d‘elle.

C’est devenu de plus en plus dur de marcher avec eux. C’est devenu de plus en plus dur de faire semblant de ne rien ressentir.

***

 

– Je crois que je suis amoureux.

J’avais arrêté de trancher mes petits bouts de jambon, remisé la salade parisienne à des années lumière de ma pensée, levé les yeux : il avait soutenu mon regard, et je me souviens avoir pensé merde, c’est sérieux. Cette fois, c’est sérieux. On ne dit rien pendant quelques secondes, puis il explosa de rire, comme on craque après s’être libéré d’un poids en des réactions diverses, tantôt tristes, tantôt effrayantes, souvent imprévisibles. Mais la joie sur son visage, la joie à ce moment-là, cette confession qui n’en valait pas d’autres, parce qu’elle n’était pas grave, pas compliquée, pas ambiguë mais simplement belle, et heureuse et attendue, cette joie-là… cette joie-là valait tous les sourires du monde.

– Putain, j’en reviens pas, j’suis amoureux mec !

J’avais contrôlé du mieux possible le tressaillement qui parcourait mon dos. « Mec ». Mec, c’était rien pour moi, ça ne signifiait aucune proximité, aucun sentiment, ça ne signifiait pas que mon meilleur ami était en train de faire son boulot de meilleur ami en me faisant partager un moment fort de sa vie. Mec, ça occultait toutes les fois où il avait pleuré dans mes bras, où l’on s’était endormi tête bêche au cinéma, à la première séance du matin, parce qu’on sortait de boîte et que, gamins en appétit d’autonomie, on ne voulait pas rentrer tout de suite mais exister, ou prétendre le faire, en renversant les codes et essayant de nous prouver que l’on pouvait encaisser une nuit blanche et son lendemain. Mec, ça remettait en cause des années d’amitié, du premier touche-pipi innocent aux compétitions scabreuses sur nos performances sexuelles avec nos copines respectives, et le nombre de fois où l’on avait été appelé à en changer. Mec donnait le premier coup de pelle et commençait à creuser le fossé entre deux garçons qui partageaient une colocation, mais pas seulement, mais pas exactement, et se retrouvaient obligés de grandir.

Alors j’avais joué le jeu : j’avais posé les questions de rigueur, de son prénom (Lucile) aux circonstances de leur rencontre (une soirée anecdotique organisée par on s’en branle). J’avais rassemblé les informations, coché les cases, et puis quand il s’était agi de se séparer, lui pour aller la retrouver, moi pour aller travailler, j’avais tenté de classer le dossier. D’habitude avec lui, je rangeais les discussions selon deux catégories très simples : les choses à retenir, comme cette nuit entière à se balader dans Paris en l’écoutant parler de son père mort ou la fois où il m’avait avoué avoir tenté de se suicider, quelques mois plus tôt, alors qu’on vivait déjà dans le même appartement et que je ne m’étais rendu compte de rien ; et les choses à oublier rapidement, les inutiles, comme sa dernière conquête d’un soir ou ses rêves de devenir un grand musicien, quand il n’avait jamais joué que du pipeau durant ses quatre années de collège. Mais là, là, une partie de moi avait envie de jeter tout ça à la corbeille, comme si elle n’était qu’une fille de plus, comme si elle n’était effectivement qu’un élément perturbateur dans notre vie de vieux couple et qu’elle ne méritait pas d’exister, ni pour lui ni pour moi. Sauf que l’autre moi avait entendu des sentiments, observé des regards et son visage animé lorsqu’il en parlait : l’autre moi, lâche, avait compris qu’on n’était pas un vieux couple mais deux entités distinctes qui allaient devoir composer avec leur propre vie, et que la sienne prenait irrémédiablement une direction qui s’éloignait de ma trajectoire.

Je m’étais rendu compte que j’étais amoureux de lui quand on avait douze ans, et qu’il était capable de voler un bonbon chez l’infâme marchand du coin de la rue, juste à côté de notre collège, pour ensuite se diriger vers une fillette de primaire qui pleurait à chaudes larmes sur le parvis de l’école et lui tendre la réglisse avec un grand sourire encourageant. Ce côté Robin des Bois charmeur, avec son background d’orphelin et sa témérité justicière, m’avait séduit depuis les bancs des la maternelle et on n’avait depuis jamais cessé d’être amis. Il n’y avait aucun malentendu, on plaisait et aimait plaire aux filles même à notre âge, et rien n’avait changé depuis ; mais, oui, toute attraction physique mise à part, j’étais amoureux de la personne qu’il était et rêvait secrètement, un jour, de pouvoir lui ressembler. Et ce jour-là, cet instant précis où du haut de mes vingt ans j’exultais de bonheur pour lui, ce gosse de douze ans qui sommeillait sagement en mois depuis toutes ces années s’était réveillé, et boudait comme jamais auparavant. Parce que jamais, jamais je n’avais été aussi prêt de le perdre.

Et puis je m’étais résigné à la rencontrer : mes sens étaient en alerte, ce jour-là, et ma mitraillette à vannes prête à décharger. J’étais ce bloc de glace sur la défensive, cette forteresse imprenable dont on sait d’avance qu’on n’arrivera jamais à la conquérir. On avait rendez-vous tous les trois dans un café, notre café, un endroit à la signification particulière puisque c’était là que, tous les deux, on avait l’habitude de rompre avec notre copine du moment dès que ça devenait trop sérieux, ou trop ennuyeux, ou trop… trop. C’était lui qui avait choisi, m’assurant qu’il n’aurait jamais à cœur de la quitter entre ces murs, à notre table, et que c’était forcément un signe que ça allait marcher. Je m’étais tu durant tout le trajet, observant vaguement les gens dans le métro pendant qu’il me parlait encore d’elle, essayant de me la figurer en prenant ici et là, sur les autres passagères du wagon, des éléments plausibles de son apparence, son attitude ou son style vestimentaire. L’éclectisme de la marée humaine qui abondait à chaque arrêt m’offrait le matériel nécessaire pour constituer ce patchwork de femme, et je maudissais chacune de ces filles trop belles, ou trop bien habillées. Quand on s’était finalement assis en l’attendant, moi faisant remarquer dans une blague qui tomba à plat qu’au moins, elle n’avait pas pour elle sa ponctualité, je la haïssais déjà. Les dix minutes suivantes, j’avais envisagé chaque fille qui passait dans la rue ou poussait la porte du café comme une candidate potentielle, m’accrochant ici à un maquillage douteux, là à des restes d’acné comme autant de défauts salvateurs pour faire capoter cette histoire rapidement. Ma schizophrénie désormais visiblement déclarée, je me répugnais à imaginer une fin hâtive à une histoire qui l’avait si profondément transformé que j’en avais oublié que je le connaissais par cœur. Mais parce que je le connaissais effectivement par cœur, je savais aussi qu’aucune de ces prétendantes n’était la bonne et quand elle s’approcha enfin de nous, je compris que c’était elle, qu’elle était parfaite pour lui et qu’elle-même était aussi amoureuse qu’il ne l’était.

Ses premiers mots n’avaient pas été « Salut, je m’appelle Lucile mais mon vrai prénom c’est Stacy, et si je suis si blonde et si conne, c’est parce que je n’ai pas mon bac mais j’ai passé mon brevet de secouriste quand j’ai postulé pour Alerte à Oléron », comme je me l’étais figuré. Elle était timide sans être gauche, nous fit un grand sourire en nous rejoignant, puis déposa un rapide baiser sur ses lèvres avant de se tourner vers moi, de me juger du regard, oh, trois secondes, et de me prendre dans ses bras comme si j’étais son meilleur ami à elle aussi.

– Je suis tellement contente de te rencontrer enfin ! Il m’a tellement parlé de toi, il es tellement proche de toi que je stressais à l’idée de ne pas être à la hauteur. Et j’arrive en retard en plus, j’ai raté ma station parce que je lisais, je suis désolée…

Waouh, pensai-je. Franche, directe. Il m’en faut plus, mais quand même.

– Enfin bref, encore désolée, surtout que j’avais tellement hâte de te rencontrer… Je voulais donner une bonne première impression, mais je crois que je vais devoir me concentrer sur la seconde maintenant, me dit-elle avec un clin d’œil.

Et la vérité c’était que non, elle n’avait pas besoin de faire d’efforts pour me convaincre qu’elle en valait la peine, qu’elle n’était pas là par hasard et qu’à partir de maintenant, elle comptait. Qu’elle comptait pour lui, autant que moi, même si différemment, et qu’elle rentrait tout simplement dans l’équation de notre vie. Parce qu’à l’instant où ses bras avaient enserré les miens, où elle avait planté ses lèvres sur ma joue et avait laissé son parfum s’infiltrer dans mes narines, en laissant une trace sur tous mes vêtements, mais discrète et pourtant indélébile, j’avais compris que je ne pourrais pas la détester, et que ce qui pourrait m’arriver de pire serait au contraire de l’aimer. Elle était comme il me l’avait dépeinte, douce et spontanée, drôle et intelligente, et lucide, et vivante. Il y avait comme une aura autour d’elle, où chaque couleur voyait son éclat vivifié, où chaque sourire se décuplait en intensité, qu’importe que ce fut le sien ou celui du serveur, ou une autre cliente. Tout respirait chez elle, ses cheveux blonds, ses pommettes rosies par le froid de novembre, ses mains qui s’agitaient au rythme de la conversation, son rire qui faisait vibrer l’air même quelques secondes encore après l’avoir étouffé. Elle avançait en terrain connu sans en donner l’air, parce que son numéro de charme n’en était pas un : elle ne jouait pas à me plaire, elle me plaisait naturellement parce qu’elle l’était. Naturelle. Et, aussi évidemment que j’avais compris à douze ans que j’étais amoureux de mon meilleur ami, je compris qu’à l’instant, je venais de tomber amoureux d’elle, et que c’était simplement bien plus problématique que ça n’avait pu l’être des années auparavant.

*

– Alors, comment tu la trouves ?

Il me posa la question en connaissant la réponse, parce qu’elle était évidente. Comme leur histoire était évidente, d’ailleurs. Alors je lui donnai ce qu’il attendait : ma bénédiction.

– Elle est… super. Sincèrement, elle est géniale, je comprends pourquoi tu as craqué.

Il me sourit, comme pour dire « C’est vrai ? » et je lui répondis par un clin d’œil qui disait oui, c’est vrai. C’est vrai, elle est super et c’est vrai, vous êtes faits l’un pour l’autre ; et oui, c’est vrai, ce que tu vis, vrai de vrai. Il conserva son air béat jusqu’à ce qu’elle revienne des toilettes, et mes certitudes mises à mal, mon canon à haine enrayé, je battis en retraite sous un faux prétexte pour m’en aller. Je les saluai avec distance, un sourire triste au coin des lèvres, répétai à nouveau que j’avais été enchanté de la rencontrer avant de disparaître dans le froid mordant de la nuit parisienne. En marchant précipitamment, je n’entendis pas tout de suite sa course effrénée pour me rattraper : le cliquetis de ses talons me fit faire volte-face, et je me retrouvai nez à nez avec elle, à bout de souffle, frémissant de n’avoir même pas mis son manteau pour me courir après, alors que la fraîcheur du soir la cueillait.

– Tu es parti vite.
– Oui, désolé. J’avais quelque chose à faire aujourd’hui, j’ai décalé pour pouvoir te rencontrer mais là je suis déjà très en retard, alors…
– Alors… je comprends. J’avais peur que ce soit de ma faute, peur d’avoir dit quelque chose de mal ou je ne sais quoi, d’ailleurs.

Sa réflexion me fit sourire : décidément, elle était vraiment spéciale.

– Non, non, ne t’en fais pas, ça n’a rien à voir avec toi. Et comme je te l’ai déjà dit, je suis très heureux de te connaître, très heureux pour vous deux en fait.

Elle sembla confuse, un instant, puis secoua la tête comme pour chasser de mauvaises pensées.

– Moi aussi, j’ai été contente. Tu sais, il parle de toi tout le temps, tu es comme un frère pour lui. Tes réactions, ton avis… C’est très important pour lui, alors ça doit l’être pour moi aussi. C’est pour ça que je t’ai couru après : je ne voulais pas être la raison de ton départ précipité.
– Sois rassurée, alors.

Elle hésita encore quelques secondes.

– Bon, et bien, j’y vais. Enfin j’y retourne, sinon il va s’inquiéter.
– Vas-y. Moi aussi il faut que j’y aille. De toute façon on aura l’occasion de se revoir, n’est-ce pas ?

Elle me rendit mon sourire.

– J’y compte bien.

Puis me prit la main, se pencha sur ma joue pour y laisser un léger baiser, avant de se retourner pour s’en aller.

***

 

Quand je l’ai rencontrée, je suis tombé amoureux d’elle. Et ces moments-là, ces bises volées au rythme des « bonjour » et des « au revoir » sont devenues de plus en plus pénibles depuis cette nuit.

– Alors, tu en penses quoi ?

Je la regarde, oublie l’espace d’un instant qu’on est trois, pas deux, et détaille son sourire jusqu’à sentir mes yeux piquer et s’embuer.

– Je ne sais pas, dis-je. C’est vous qui voyez.
– Bah non, bêta. On est trois à manger, donc on est trois à décider.

Dans ma tête, une voix crie « Oui, mais vous êtes deux et je suis seul, alors… » et je l’ignore, je fais semblant de m’intéresser aux prospectus des livraisons à domicile, quid du japonais, du chinois ou de la pizza ; en désigne un au hasard, et me terre à nouveau dans mon silence. Ils se mettent finalement d’accord pour une pizza, quand je crois avoir choisi sushis, et tandis qu’il part s’isoler pour passer la commande elle me dévisage tranquillement, un air soucieux lui voilant les yeux.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

La question n’est pas une agression, mais je me replie sous ma carapace invisible.

– Rien, pourquoi ?
– Je ne sais pas. Tu es… bizarre, depuis quelques temps. Parfois j’ai l’impression que tu m’apprécies, et d’autres fois non. C’est parce que je suis une fille, que j’ai cassé un peu votre petite routine ? Ou c’est simplement moi, peut-être, mon caractère… Je ne sais pas, c’est peut-être toi. Mais il y a quelque chose de différent, dans ton attitude, quelque chose qui n’était pas là au début.

Je souris malgré moi. Au début… au début c’était plus simple, parce qu’elle n’était qu’une option, un élément facultatif : je décidais de manger avec eux ou non, de passer du temps avec elle ou non. Mais depuis qu’elle a quasiment emménagé ici, depuis qu’ils ont franchi une à une toutes les étapes préparatoires aux grandes histoires et avec succès, de surcroît, je ne peux plus l’éviter. Et je ne peux plus prétendre. Alors je fais l’inverse : je la nargue, je la rabaisse, je me moque d’elle. Je joue et perds, parce que plutôt que de la faire fuir je la fais s’accrocher, pour comprendre, pour corriger, parce qu’elle est comme ça et que je ne parviens pas à mettre de la distance entre nous. Et j’en ai marre de la savoir si proche, et si loin à la fois, tellement loin…

– Tu t’en fais pour rien, ma belle. J’ai juste l’esprit ailleurs, en ce moment, je suis un peu préoccupé. Le boulot, la famille, tout ça. D’ailleurs je vais aller chercher les pizzas, ça me fera marcher, prendre l’air, un peu. Et puis à emporter il y en a une offerte, non ? J’ai faim.

Elle fait une moue boudeuse, n’y croit pas, ne me croit pas et elle a raison. Mais je suis plus rapide, je prends mes clés, me lève en grimaçant, les jambes ankylosées de les avoir si peu sollicitées aujourd’hui, et sors de l’appartement. Je fais trois pas, m’effondre contre le mur, rampe presque jusqu’en bas des escaliers en m’accrochant désespérément à la rambarde, traverse la cour, passe la porte de l’immeuble ; explose. Les idées, les envies, le dégoût, tout tourbillonne en moi et je m’assieds pour que stoppe ce vertige insensé. Je reste à peine une minute, ça dure des heures, et me force à allumer une cigarette pour me fournir une raison de m’asphyxier. Je passe une rue, deux rues, je l’entends courir derrière moi, comme le premier jour, ses talons résonnent, je vais plus vite ; j’accélère encore, tourne, mauvaise chemin, tant pis, je passe devant le groupe de jeunes qui me demandent une clope, deux euros, ma montre, je n’en sais rien, non, je n’ai rien, désolé. Je regarde par-dessus mon épaule, comme si j’étais traqué, en tout cas je suis suivi, je la vois, elle me voit, je me retourne, elle m’appelle, je l’ignore. J’avance, les bras en avant, je ne vois plus rien, je trébuche, elle me rattrape, je m’enfonce, elle me serre. On tombe sur les pavés, je respire son parfum, j’happe l’air comme je peux, elle me serre toujours, je ne veux plus bouger. Et je ne bouge plus.

Je pense que je me suis évanoui. Mais dix minutes plus tard, on est toujours là, moi dans ses bras, elle qui m’embrasse les cheveux et me répète à l’oreille que ça va aller, tout va aller… J’en profite quelques secondes encore, les capture, précieux trésor, puis me dégage sans violence avant de lui faire face.

– Ca va mieux, c’est bon. Merci.

Elle a gardé ma main dans la sienne, et mon cœur transperce ma poitrine à chaque battement.

– Non, ça ne va pas. Ca se voit, que ça ne va pas. Qu’est-ce qui se passe ?

Je réfléchis aux solutions de repli, n’en voit aucune. En tout cas, aucune viable à long terme. Et je suis fatigué de jouer au salaud irascible. Alors je me lance.

– Qu’est-ce qui te plaît, chez lui ?

Elle n’est pas surprise par la question, ou ne le montre pas ; elle voit même plus loin que sa formulation, et je vois dans ses yeux s‘allumer la lumière d‘évidence qui précise, s‘il le fallait encore, qu‘elle a compris. Tant pis pour mon acharnement de ces dernières semaines.

– Je ne sais pas. Il est… spécial. Différent.

Et je baisse les yeux, parce que ça ne dit rien et tout à la fois ; parce que je le sais autant qu’elle, que je suis d’accord avec elle. Il est différent. Il n’est pas moi. Et je ne suis définitivement pas lui.

Elle resserre son emprise, me broie la main dans une caresse pour m’obliger à la regarder, et quand je relève mes yeux les larmes pointent à nouveau leur petite tête aqueuse.

– Toi aussi tu es différent.

Je m’esclaffe piteusement. Pathétique.

– Non, je ne crois pas. Je ne suis pas différent. Moi, je suis comme tous les mecs, je suis jaloux. Je suis jaloux de toi, parce que tu vois plus mon meilleur ami que moi. Je suis jaloux de lui, parce qu’il a trouvé une fille belle comme jamais, adorable et intelligente, et que je fantasme sur elle depuis que je l’ai rencontrée. Je suis jaloux de celles qui arrivent à m’aimer sincèrement, et à ne pas détourner les yeux quand elles disent voir un futur avec moi. Et je suis jaloux des autres, tous les autres, qui arrivent à vivre sans se poser de questions et réussissent quand même à être heureux.

Elle sourit, se penche vers moi. M’embrasse, d’un baiser chaste mais réel, et mes lèvres s’emparent de ce moment en sachant que ce sera le dernier. Parce que dans ma tête la petite voix a tout observé, n’a rien fait pour m’arrêter mais me signale maintenant que ça suffit, ces conneries. Qu’il y a trop à perdre, et elle a raison. J’ai trop à perdre.

Elle ouvre la bouche, peut-être pour s’excuser, peut-être pour expliquer :je plaque un doigt sur la mienne, un « chut » de gamin, comme un code secret pour dire que j’ai compris, et qu’il n’y a pas besoin de parler. Je l’aide à se relever, et on marche silencieusement jusqu’à la pizzeria. Sur le chemin du retour, elle me prend le bras et je ne la repousse pas, parce qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans son geste, simplement une tentative pour recoller les pots cassés et apprendre à aller de l’avant. Parce qu’elle existe, et moi aussi, et tant qu’il y aura ce trait d’union entre nous, mon meilleur ami devenu son petit ami, il nous faudra apprendre à composer avec. Au pied de l’immeuble, elle s’arrête et se tourne vers moi.

– Tu sais…

Je la coupe.

– Pitié, ne me sors pas un vieux truc, genre « tu en trouveras une autre, bien mieux, et ce sera merveilleux » ou une autre bêtise dans le genre. Par pitié.

Elle me fait un clin d’œil.

– Je vois qu’on a bien appris sa leçon, jeune homme, mais ce n’est pas ce que j’allais dire. Tu sais… tes yeux. Tes yeux, ils sont magnifiques. Ils sont plus beaux que les siens. De ça par exemple, tu n’as aucune raison d’être jaloux.

Elle éclate de rire, compose le code et s’engouffre derrière la porte. Je récupère les miettes, cette bouée qu’elle me lance pour m’éviter de sombrer ; lance un rapide coup d’œil au miroir dans le hall d’entrée et repère, derrière les larmes, les doutes et les fêlures, le bleu de mon iris. Et la petite voix dans ma tête de me confirmer que, une fois encore, elle n’a pas totalement tort.

I miss you more than I knew…

10 novembre 2008

… but I never thought it would end like this.

 

()

8 novembre 2008

Foutues résolutions du nouvel an !

(J’ai beaucoup travaillé. Beaucoup. Et peu dormi. Mais le blog reprend une activité normale dès demain, enjoy.)

Gemini

2 octobre 2008

 

 

À peine deux ans auparavant, Matthieu était sûr. Sûr de lui, sûr de son avenir, sûr de ses choix. Il savait. Il savait comme on sait les choses apprises en cours, les infos que l’on lit dans les journaux, voit dans les émissions ; de ces convictions qui n’en sont pas, quand on adhère à des pensées qui ne sont jamais que celles des autres. Mais ça, c’était il y a deux semaines.

– C’est drôle, non ? Cette vie.
Il s’arracha de ses préoccupations, juste quelques instants, juste pour remarquer le clochard qui lisait à côté de lui. Il ne mendiait pas, il ne baissait pas la tête, il ne titubait même pas, non. Il lisait.

– Pardon ?

Le vieil homme le regarda, et ses yeux étaient bleus, d’un bleu ciel sans nuages qui illuminait son visage émacié. Oh, il avait bien les traits affaissés, et cette peau mal rasée si caractéristique des hommes qui ont perdu l’habitude d’en prendre soin ; mais il était bien, enfin… pour un clochard.

– Je disais que c’était drôle, cette vie. Un jour on a tout, on croit tout avoir en tout cas, persuadé que l’on est d’avoir atteint une forme de bonheur. Quelque chose comme ça. Et du jour au lendemain, pour rien, pour tout, on est un autre. Différent. Pauvre, sans abri, sans famille ni amis, simplement différent.

Son regard s’était perdu dans le vague du trottoir où il était assis.

– Oui, c’est ça, différent, dit-il. Mais pas moins heureux, non. Pas moins heureux.

Matthieu resta pensif. Ce pouvait être un charabia d’ivrogne, mais alors d’ivrogne sain d’esprit. Ce pouvait être, aussi, la leçon de vie de quelqu’un qui avait déjà vécu la sienne. Et il opta pour cette deuxième solution.

– Oui, c’est vrai. C’est drôle, la vie.

Le clochard le regarda, mi-amusé mi-reconnaissant, surpris, sans doute, de l’attention que quelqu’un daignait enfin lui porter.

– Eh oui, soupira-t-il. Drôle de vie.

Puis, en se levant pour s’éloigner, sans plus accorder un regard à Matthieu, il ajouta :

– Une vie d’incertitudes. C’est certain.

***

 

Il venait d’avoir dix-sept ans quand il rencontra Lola. Il n’avait jamais eu de petite amie, plus par paresse qu’autre chose, trop conscient d’avoir un physique agréable pour l’ignorer mais insensible jusqu’alors, du moins le prétendait-il, aux avances de ses camarades de classe. La réalité, c’était qu’il avait peur. Peut-être. Il avait cette volonté stupide, désuète aux yeux des autres, d’attendre d’être prêt, comme s’il choisirait la personne au lieu qu’elle vienne à lui, sans n’avoir pour autant aucun critère de sélection particulier. Ne pas commencer trop tôt : ne pas faire d’erreurs. Ne pas commencer trop tard : ne pas passer pour…

Dix-sept ans c’était le bon âge selon lui, si tant est qu’il y en ait un, et cette année de terminale Lola était arrivée dans son lycée. On lui avait dit que ça n’arrivait jamais, ici, que les futurs bacheliers n’étaient admis qu’à partir de la seconde, et que jusqu’au jour du diplôme il y avait souvent des pertes – un écrémage propre aux boîtes à bac – mais jamais d’admissions. Mais elle était là. Et elle était belle… Si belle. Il s’était immédiatement proposé de lui faire découvrir l’établissement, ses structures, ses élèves. De fil en aiguille, ils avaient passé de plus en plus de temps ensemble, même après les cours, surtout après les cours, jusqu’à ce qu’il lui fasse une grande déclaration pompeuse qu’elle avait éclipsé d’un éclat de rire, avant de l’embrasser tendrement. Un premier baiser est, par la force des choses, un instant unique : celui-là avait la saveur de la délivrance – ça y était, enfin, lui aussi l’avait fait – et le goût de l’excitation, de celles, primales, qui parcourent l’échine et activent les sens. Il se sentait capable de lui dire je t’aime et de la demander en mariage dans la foulée, mais parce qu’il avait dix-sept ans et que malgré son manque d’expérience il savait qu’on ne dit pas ce genre de choses à cet âge, il s’était abstenu. Une aubaine : les filles ont peur des garçons qui s’engagent trop vite, même si elles déplorent quand ils ne le font pas du tout. Pour autant l’histoire, leur histoire, avait été très vite. Les premiers mois d’une relation sont ceux de l’exaltation, où le plus important n’est pas la personne avec qui on est en couple mais cette situation de binôme amoureux, qu’on affiche, revendique et idéalise aux yeux des autres. Ceux qui suivent sont les mois de la découverte réelle, peut-être les plus dangereux : ils impliquent plongées en apnée dans le passé de l’autre, perspectives d’avenir communes et surtout, surtout, introspections présentes. Au sixième mois, Matthieu et Lola étaient amoureux, avaient des projets et n’avaient pas peur : ils savaient. Oui, à cette époque encore, lui savait.

***

 

– J’ai un frère.

Matthieu arrêta la tasse à deux centimètres de ses lèvres puis, comme s’il s’agissait d’une annonce secondaire aux conséquences stériles, il fit mine de souffler sur un café de toute façon déjà froid.

– Ah oui ?

« Ah oui » n’est pas anecdotique. Il peut signifier tout autant « Tu m’en diras tant », « Vraiment ? » ou « Excuse-moi, je n’ai pas dû comprendre ». Il ne veut jamais simplement dire « Ah, oui ? ». La virgule brise l’entité, suppose l’acceptation puis le questionnement qui en découle. Mais on n’admet pas après six mois de relation l’existence d’un frère comme on apprendrait l’achat d’une nouvelle paire de chaussures. Dans deux petits mots, absolument anodins, il y a la naissance d’un doute : après tout, tout ce temps, que sais-je réellement de toi ?

– Oui. Jumeau. J’ai un frère jumeau.

Elle le regarda avec attention, cherchant à déceler chez lui toute trace de réaction, tout semblant d’émotion. De la colère, peut-être. Mais Matthieu resta impassible, trop perplexe pour s’affliger d’une telle révélation, si tardive. Il l’observa, s’imagina un instant ce frère qu’il ne connaissait pas, s’il ressemblait à Lola, pourquoi elle n’en avait jamais parlé : submergé par des questions qu’il n’arrivait pas à formuler, il inclina doucement la tête, lui fit ce signe imperceptible comme pour l’encourager à continuer. Alors elle lui dit. Son prénom, Chris, « pour Christophe mais il préfère Chris », avec une moue dédaigneuse qui témoignait de son scepticisme. Son physique, « juste comme moi, mais avec les cheveux courts » et ce petit rire si féminin, tout en retenue, comme pour balayer d’un éclat de potentielles tensions. Leur séparation, « pour ne pas passer le bac en même temps, au même endroit et s’étouffer, ou se comparer inutilement ». C’était donc ça, l’explication de son admission si tardive. Elle lui parlait d’un étranger qu’elle connaissait sur le bout des doigts, comme un frère et à juste titre, puisque c’était le sien. Il mémorisait, se concentrait sur l’ingurgitation de détails pour ne pas perdre pied. Puis le silence, et l’air soucieux de Lola, ses mains hésitant au-dessus de celles de Matthieu, avant de s’en emparer, de le forcer à la regarder. Et la question, évidente, attendue. Redoutée.

– Tu veux le rencontrer ?

Ils se défièrent du regard, et elle lut dans ses yeux que la question interrogeait bien plus que ce qu’elle demandait. Ça disait « Tu veux me faire confiance à nouveau, même si je t’ai caché une partie de ma vie, et qu’on continue d’avancer ensemble ? » et il n’en savait franchement rien. Parce que, pour la première fois sans doute, il n’était plus si sûr.

***

 

– Hé, Mat’ !

Il sourit en l’entendant, apprécia le moment en secret avant de se retourner. Son expression était redevenue neutre, pour que ce ne soit pas trop facile, pour qu’on ne puisse pas lire sur son visage le choix qu’il avait fait. Le deuxième choix qu’il avait fait.

***

 

Le premier remontait à deux semaines, donc. Il serra la main de Lola alors qu’ils passaient le seuil de sa maison, retint sa respiration et se répéta que c’était la bonne décision. Quand ils entrèrent dans le salon, il ne vit rien, rien sinon une vague forme étendue sur le canapé, plongé dans la contemplation d’un écran de télévision à la taille surdimensionnée. Lola jeta un dernier regard à Matthieu puis, se tournant vers l’être avachi encore inconscient de leur présence, toussa discrètement.

– Chris ? Je voudrais te présenter quelqu’un.

Le garçon releva la tête et les jambes de Matthieu flanchèrent : c’était Lola, en garçon, mais Lola quand même. Il avait les mêmes cheveux châtains, harmonieusement décoiffés dans un faux style débraillé, la même peau souple, mate, et ce bronzage rescapé des dernières vacances faisait ressortir des tâches de rousseur que Matthieu, pour les avoir observées depuis toujours sur Lola, connaissait bien. Chris se fendit d’un grand sourire, ses dents blanches, parfaitement alignées comme une invitation à l’apprécier immédiatement. Il se leva prestement, grand, bien dessiné, et franchit les quelques pas qui le séparaient de sa sœur pour l’embrasser. Puis, se tournant vers Matthieu, il lui fit un clin d’œil en lui serrant la main avant d’hésiter ; ils se regardèrent un instant, puis Chris haussa les épaules et opta finalement pour une bise sonore qu’il alla planter sur la joue de Matthieu.

– Alors, c’est toi.

Ce n’était pas une question, juste une constatation, et Matthieu sut ainsi que s’il venait d’apprendre son existence, Chris était déjà au courant du rôle qu’il jouait dans la vie de sa sœur.

– Effectivement. C’est moi.

La naïveté de sa réponse fit rire Chris, et Matthieu se détendit enfin. Chris n’était pas l’ennemi, ni un étranger : c’était le frère de Lola, et ça semblait tellement évident maintenant, comme si les voir ensemble était naturel et que Matthieu avait toujours su.

– Lo m’a tellement parlé de toi !

Lo. C’était joli, Lo. Il se sentait un peu merdeux, un peu bête d’être soudain jaloux de ce surnom et de ce qu’il représentait : l’histoire commune d’un frère et d’une sœur, une histoire qui avait largement précédé la sienne. Ce n’était pas lui qui devait accueillir Chris dans sa vie, mais l’inverse : il avait l’antécédent, la priorité et il s’acquitta de sa tâche avec brio. Sous l’œil amusé de Lola, il lui posa des dizaines de questions, certaines dont il connaissait déjà les réponses, probablement, par convenance. D’autres plus incongrues, plus personnelles aussi. Matthieu y répondait du mieux possible, se livrant tant qu’il le pouvait pour ne pas jouer l’ingrat ; s’hasardait lui aussi à quelques interrogations, et chacun d’eux remplirent les blancs durant ce qui semblait être une éternité. Ce fut Lola qui brisa le rythme, interrompant son frère pour signaler qu’elle avait son cours de piano. Elle se leva, et quand Matthieu l’imita Chris l’interrompit d’une main sur le bras.

– Tu as quelque chose à faire également, Matthieu ?

Il se tourna vers Lola, qui regarda Matthieu, pris entre deux feux. Comme elle ne disait rien, il sourit.

– Non, non, mais je pensais accompagner Lola…
– Oh.

La déception était perceptible dans la voix de Chris.

– Dans ce cas…
– Attends, Chris. Matthieu, je peux y aller seule, tu sais ? Ça vous laissera l’occasion de discuter un peu de moi. Ce qui n’est pas un mal, remarque, après ma relative absence dans vos sujets de conversation depuis tout à l’heure.

Et ce petit rire, encore. Matthieu l’analysa, se plongea dans ses yeux pour y lire une certaine gêne, ou une proposition faite sous la contrainte ; mais non. Elle l’embrassa affectueusement, ébouriffa la tête de son frère puis disparut dans l’entrée. Matthieu attendit trois, quatre secondes après avoir entendu la porte claquer avant de se rasseoir, et l’air était soudain lourd, le canapé bien moins confortable. Il n’avait plus de rempart, de garde-fou, plus rien pour se raccrocher face à ce qui l’attendait. Chris l’épia, un sourire au coin de la bouche.

– Ça te semble bizarre ? Tu as l’air embarrassé.

Puis, devant l’absence de réponse, il explosa de rire.

– Moi aussi, je le suis. C’est pour ça que je parle beaucoup, là, beaucoup pour ne rien dire.

Il rit encore.

– Et que je ris nerveusement. Aussi.

Matthieu esquissa un sourire, lui aussi, et tout à coup tout devint plus simple.

– Allez, viens, dit Chris. On va aller faire un tour, ça aura l’air moins… conventionnel.

***

 

– C’était un choix.

Matthieu le regarda, sans comprendre.

– Un choix ?
– Oui. Ce n’est pas ce que Lo t’a dit ?
– Oui. Non. Elle m’a dit que vous ne vouliez pas d’une compétition inutile et forcément néfaste entre vous, pour les études et le bac, mais je ne vois pas ça comme un choix.

Le regard de Chris se perdit dans le vide.

– Parce que ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. Ce n’est pas ça, le choix qu’on a fait.

Ils s’arrêtèrent sur un banc, dans un de ces parcs anonymes que seuls quelques initiés du quartier pouvaient connaître. Chris ramena ses genoux sous son menton, et ses cuisses se gonflèrent sous le coup de la contraction.

– Notre choix, ça a été de nous séparer. Pas pour les études, pas pour toujours mais… nous séparer.

Il plongea ses yeux gris acier dans ceux de Matthieu, qu’un frisson parcourut le long de l’échine. Il resserra son manteau, comme si c’était le froid qui avait provoqué ça.

– Tu sais, la vie de jumeaux n’est pas aussi simple, ou drôle ou intense qu’on puisse le dire. Parfois c’est juste usant. Dans nos rapports avec nos parents, nos amis, qu’on a toujours eu en commun, à l’école ou même simplement sur des opinions politiques, des loisirs ou que sais-je encore. On attend presque de jumeaux qu’ils aient une vie identique, même lorsqu’ils sont aussi différents qu’un garçon et une fille peuvent l’être. Et quand tu es jeune… quand tu es jeune c’est plaisant. C’est sécurisant. Tu n’es jamais seul, tu es toujours deux pour faire front, pour surmonter les épreuves et partager les bons moments. Mais tu grandis, on grandit tous, et ces différences imperceptibles pour les autres te sautent aux yeux. Tu n’as plus envie des mêmes choses, tu n’as plus les mêmes attentes. Et pourtant tu continues de prétendre, de donner le change, parce que c’est ça que l’on attend de toi… C’était ça que les gens attendaient de nous.

Il marqua une pause, ferma les yeux, revivant ces instants qui avaient précipité leur décision.

– Et un jour tu n’en peux plus. Tu étouffes. Tu t’étouffes, et tu étouffes l’autre ; mais parce que l’autre c’est aussi toi, un bout de toi, tu ne veux pas lui faire du mal. Alors tu t’éloignes, comme tu peux. Même si c’est aussi primaire, aussi banal que simplement changer d’école.

Il rouvrit les yeux et dévisagea à nouveau Matthieu, qui s’était perdu dans la contemplation de son visage. Chris lui décrocha un sourire charmeur, puis ferma à nouveau les yeux et doucement, comme si l’évocation de son passé lui donnait le droit à un peu de réconfort, il se laissa aller contre son épaule. Matthieu sentit son cœur s’arrêter, ses mains devenir moites, et l’espace d’un instant il envisagea de se lever et de reprendre sa marche, comme si de rien n’était. Mais il ne le fit pas : parce que cette tête, là, sur son épaule, ce visage endormi contre le sien avait stoppé le frisson qui le parcourait depuis que Lola était partie, et avait discrètement allumé un minuscule feu, quelque part dans un coin de son cœur.

Les deux semaines suivantes s’étirèrent sur ce qui sembla être des mois. Sans se concerter, ils s’étaient mis d’accord pour se revoir sans Lola, et leurs confessions étaient devenues plus fréquentes, et leurs étreintes physiques plus ambiguës. Matthieu était fasciné par ce garçon qu’il ne connaissait pas encore quelques jours auparavant, et sans s’en rendre compte il tomba amoureux de lui aussi facilement qu’il était tombé amoureux de Lola. Et parce que c’était dérangeant, et parce que c’était malhonnête il se torturait de plus en plus, sans savoir quoi faire ni où aller, dans quelle direction emmener sa vie. Jusqu’à ce fameux soir, ce dernier soir où, réunis tous les trois, il avait mis cartes sur table. Il s’attendait à voir Lola fondre en larmes, ou s’offusquer de ce que son propre frère et lui-même lui faisaient subir, il s’attendait à la voir crier, s’épuiser en incompréhension ; elle était restée impassible, et peut-être alors Matthieu avait-il pensé que ce lien indicible que l’on prête à tous les jumeaux existait réellement, parce qu’avant même qu’il ne lui dise elle savait. Ils avaient âprement discuté, tous les trois, comme s’il s’agissait d’une affaire administrative à régler et qu’un certain pragmatisme s’imposait. Mais ça n’avait rien à voir avec ça : c’était une histoire d’amour.

– Il faut que tu choisisses, Matthieu.

La situation était plus que douloureuse, et les légers tremblements dans la voix de Lola reflétaient à peine toute l’étendue de son désespoir. Chris, lui, s’excusait en larmes et les laissa là, non sans un dernier regard vers cette sœur qu’il avait trompée et déçue, et ce garçon qu’il ne pouvait plus espérer. Il avait fermé la porte du salon, avait franchi quelques mètres avant de s’effondrer, dos contre le mur, dans un déchirement de larmes et de dégoût. Quelques minutes plus tard Lola l’avait rejoint et, sans dire un mot, sans l’accabler ou le rassurer, sans l’accuser ou le disculper, elle avait passé un bras autour de ses épaules en retenant ses propres sanglots de couler.

 

Le récit est déstructuré. Ca permet d’y trouver une fin en plein milieu, par un système de mélange des temporalités, mais une fin ouverte ; sauf que j’ai également écrit une fin. Ca veut dire que j’ai fait un choix, et que vous en avez un à faire : soit l’histoire s’arrête là pour vous, sans savoir qui Matthieu a choisi ni si tout ça se termine bien, soit vous surlignez le pavé blanc en dessous pour aller au bout de cette histoire quitte, peut-être, à le regretter… 🙂

***

 

– Tu a choisi, alors ?

Matthieu le regarda, mettant volontairement quelques centimètres de distance entre eux deux. Chris lui sourit, faisant son maximum pour ne pas craquer, les yeux humides et les jambes flageolantes.

– Oui. Non. À vrai dire, ce n’était pas vraiment un choix. Hier soir, après ton départ, on a parlé avec Lola. Et ce qui en est sorti, c’est que je n’avais même pas de choix à faire : dans ses yeux, c’était déjà fini.

Il regarda Chris, le prit par la main.

– Viens. Il faut qu’on parle.

Ils marchèrent dans un dédale de rues, et Matthieu lui raconta : ces mois de relation, que Lola et lui n’avaient pas vécu de la même manière, et ses certitudes à lui qui n’étaient déjà plus les siennes, à elle. Son expression hier soir comme témoin de sa résignation, déjà. Et sa bénédiction silencieuse, vague, blessée mais pourtant réelle. Ils étaient arrivés devant ce banc, leur banc.

– À vrai dire, je pense qu’elle m’aurait quitté. C’était ma première relation sérieuse, ma première relation tout court d’ailleurs, et après coup je me rends compte que j’en ai certainement idéalisé la moitié. Je me suis accroché à cette idée de couple, à cette conviction que ça durerait toujours, peut-être pour n’avoir plus à penser au reste. Mais il y avait des indices, sûrement, et je n’ai pas voulu les voir.

Ils s’assirent, et Chris l’observa du coin de l’œil.

– Qu’est-ce qu’elle t’a dit, exactement ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?

Matthieu lui sourit, d’un sourire un peu triste.

– Que j’étais trop sûr. Trop sûr de nous, trop sûr de moi. Que j’avais planifié notre histoire et notre couple sur la longueur, en oubliant peut-être les moments présents, et qu’elle s’était laissée embarquer là-dedans avec plaisir en pensant avoir trouvé la bonne personne pour faire des projets. Sauf que ça avait été vite, trop vite, et qu’avec le temps elle s’était rendue compte que je n’étais peut-être pas le bon, pour elle. Et qu’elle n’était peut-être pas la bonne pour moi.

Chris planta son regard dans le sien, lui passa négligemment la main dans les cheveux, et de sa voix la plus rauque il lui dit « Assurément, c’est moi la bonne » et il rit, d’un rire qui n’avait effectivement rien à voir avec celui de Lola, un rire puissant et franc dans lequel Matthieu se perdit avec soulagement. Puis Chris redevint sérieux.

– Et moi, je suis le bon ?

Et cette fois c’est Matthieu qui éclata de rire, l’enlaçant plus fort encore.

– Sincèrement ? Je ne sais pas. Je n’en sais rien.

Il l’embrassa tendrement sur le front.

– Je n’en suis pas sûr, Chris. Mais je ne suis plus sûr de rien, je ne sais plus rien. Et tu sais quoi ? Ça me va, comme ça. Parce que c’est aussi ça, la vie, je suppose : c’est fait d’incertitudes.