Archive for Mai 2008

Dishes

14 Mai 2008

 

Voilà, ils étaient tous là. La mère, Catherine, dans la cuisine, était en train de lécher le chocolat fondu du bout de ses doigts fins, parfaitement manucurés, laissant des traces grossières sur les parois du saladier, une ceinture abdominale de renforcement musculaire autour de la taille. Le père, Georges, rentrait du travail dont il avait été licencié deux mois plus tôt, ou le simulait donc, en poussant de forts grognements que quiconque dans un périmètre d’environ cinq kilomètres pouvait entendre. Cela rassurait la petite famille – il était là, donc vivant, et râlait comme d‘habitude, donc en bonne santé – mais lui permettait surtout de s’asperger de parfum pour couvrir celui de sa maîtresse, Lindsay, vingt-cinq ans et américaine, qui avait compris rapidement comment grimper les échelons dans une entreprise, à ceci près qu’elle ignorait tout comme le reste de la tribu que Georges était chômeur. Elle n’apparaîtra pas dans cette histoire, évidemment, pas plus qu’au dîner d’ailleurs. Mais soit ; Paul et Samuel, les deux garçons, jouaient chacun dans leur chambre, chacun avec un joujou différent. Paul, le plus jeune, ne feignait même plus de faire ses devoirs et faisait chauffer le joystick jusqu’à parfois trois heures du matin ; Samuel, lui, et bien… il s’essuyait les doigts. Lucile, la petite dernière, la plus sage peut-être, avait de quoi être atterrée : Ken venait de mettre pour la troisième fois Barbie en cloque, et personne dans son entourage, pas même sa mère qui avait eu trois enfants, n’avait su lui expliquer comment une femme, une poupée de surcroît, pouvait avoir trois bébés successifs en même temps dans son ventre et toujours rentrer dans du 36. Et continuer de lever la gambette au-dessus de sa tête.

La tradition voulait qu’à l’instant précis où leur père passait le seuil de la porte, les enfants Brénard courent en bas le saluer et se mettre à table en attendant que leur mère serve le repas. Cela avait assez bien fonctionné jusqu’à ce que Samuel ait 16 ans, Paul 12 et Lucile quinze mois. Même si, dans son cas, elle se contentait de rester assise sur le plan de travail où l’avait négligemment posée sa mère, entre le mixeur Braun et les couteaux de cuisine, puisque après tout elle ne savait pas encore marcher. Puis ils avaient grandi, tous, et ce soir-là encore Paul cria pour couvrir le son de la télévision et prévenir qu’il descendait. Dans cinq minutes, peut-être. Samuel ne daigna même pas répondre et seule Lucile faisait de la résistance. Elle sauta au cou de Georges, lui demanda – adorable – si sa journée s’était bien passée et si, accessoirement, elle pouvait aller à l’anniversaire de sa copine Myriam, boulotte rigolote aux dents gâtées qui gavait toute l’école primaire de bonbons aux heures de récréation. Mais bien sûr.

Georges pénétra la cuisine et embrassa mollement sa femme, brassant l’air pour que s’étiole l’effluve chargée de son parfum bon marché. De deux parfums bon marché, en fait. Paul débarqua à son tour, et Georges, qui fuyait plus ou moins le cadet de ses fils depuis quelques temps, s’empressa de s’allonger dans le canapé du salon en attendant que le dîner soit prêt. Catherine se retourna, cacha coupablement ses mains pourtant désormais immaculées derrière son dos, et avisa son fils du regard.

– Ah, Paul, tu tombes bien. Tu veux bien préparer la salade de tomates ?

De bonne grâce, Paul sortir les tomates fraîches du réfrigérateur, ôta délicatement la grappe après avoir lavé les fruits mûrs, un conseil prodigué par tous les cuisiniers débonnaires du petit écran pour éviter que les tomates ne se gorgent d’eau, et entreprit de les couper. Sa mère le surveillait du coin de l’œil : il attrapa un couteau, qu’il commença à manier avec dextérité pour couper de parfaites lamelles à l’exacte similitude. Catherine poussa un « tss tss » intolérant, poussa du bassin son fils et lui prit la lame des mains.

– Pour l’amour de Dieu, Paul, je t’ai déjà montré ça vingt fois. Tu ne m’écoutes donc jamais ?

Le « non » lui brûlait les lèvres, mais il se retint et regarda posément sa mère maltraiter les tomates, les découpant en cubes approximatifs qu’elle jetait avec nonchalance dans un saladier au goût douteux, un cadeau de mariage d’une amie indigne qui avait négocié le plat pour six dinars lors d’un précédent voyage en Tunisie.

– Tu vois, tu fais comme ça, d’accord ? Je te montre encore une fois.

Elle s’acharna sur la deuxième, puis la troisième tomate, et finalement termina le jeu de massacre en persiflant sur son benêt de fils.

– Franchement, je n’arrive pas à comprendre : je te demande un service, un seul, et c’est comme si je demandais la lune. Ça t’aurait tué de m’aider ?

Paul pensa « Non, mais pour toi on peut peut-être s’arranger ». Il s’excusa faiblement : il fuyait les querelles familiales depuis déjà bien longtemps, même si le mot meurtre était inscrit sur sa pupille gauche, et vengeance sur la droite. Le repas semblait prêt, la cavalcade des pas de son frère dans l’escalier confirma ses soupçons, et il prit donc le chemin de la salle à manger en poussant un long soupir : ce soir, il leur dirait.

Georges éteignit le son du téléviseur, qui diffusait un journal de 20h qu’il regardait somme toute assez rarement, mais dont la simple présence à l’écran suffisait selon lui à le faire paraître suffisamment intelligent pour écraser les autres de son ignorance crasse, quand il affirmait catégoriquement des vérités qui n’en étaient pas. Une sorte de faire-valoir, une preuve supplémentaire d’une culture que sa famille n’avait même plus le courage de remettre en question dès qu’il se fourvoyait. Il se leva prestement, héla Lucile qui jouait non loin de là et lui intima l’ordre de venir à table.

– Oui papa.

Elle termina de déshabiller Ken et Barbie, qu’elle allongea sur le canapé, et éteignit la lumière en faisant « chut » dans un sourire gourmand.

Voilà, ils étaient tous là, tous les cinq et bien que caricaturaux, ils étaient malgré tout une famille dans ce que l’on pouvait appeler, malgré tout, une situation initiale.

*****

Dans le petit monde des Brénard, le repas était souvent composé d’une salade chic, histoire de, d’un plat surgelé et occasionnellement, comme aujourd’hui, d’un dessert ; mais surtout de silence. Le cliquetis des couverts était le rare bruit toléré, personne n’ayant rien à raconter ou tout à cacher ; et quand cela n’était pas le cas, alors la personne concernée se gardait bien de partager avec sa famille le moindre sursaut d’intérêt dans son existence. C’en était à un tel point que Georges fermait souvent les yeux, passant la majorité de son temps à piquer sa fourchette au hasard dans l’assiette avec l’espoir d’y dénicher une denrée à ingurgiter. Cela avait d’ailleurs valu la grande scène dite du ketchup aveugle où il avait tenté à trois reprises, les yeux clos, de se servir de la sauce en tapotant la bouteille sur le bord de son assiette avant de se rendre compte que le bouchon était toujours vissé. Mais il flottait ce soir-là dans l’air quelque chose d’indescriptible, comme la promesse qu’une annonce fracassante allait perturber sous peu leur fragile équilibre.

– J’ai quelque chose à vous annoncer.

Catherine arrêta de mastiquer, ce qu’elle ne faisait que pour déglutir après avoir donné une centaine de coups de dents dans le moindre aliment ; Lucile stoppa sa construction en haricots verts, Paul referma la bouche qu’il avait ouverte depuis cinq minutes, dans l’espoir que les mots qu’il répétait dans sa tête depuis quelques jours sortent d’eux-mêmes, probablement dans l’idée de se jeter sur sa cuisse de poulet. Quant à Georges, il mit quelques secondes une fois les yeux rouverts à comprendre que c’était Samuel qui avait parlé.

– Pardon ?
– J’ai quelque chose à vous annoncer.

Tout le monde le regarda de travers, certains avec un sourcil relevé : ah bon, il a quelque chose à nous annoncer.

– Moi aussi.

Cette fois c’était Paul. C’en était trop d’un coup : Georges soupira et sa femme se signa, et même si ses mains n’avaient jamais retenu l’ordre et se mélangeaient dans les directions, c’était l’idée. Samuel prit une profonde inspiration.

– Julie et moi, nous allons avoir un bébé.

Georges dit « Quoi ? ». Catherine dit « Quoi ? ». Lucile ne dit rien, parce que Barbie aussi, trois même, et elle n’en faisait pas tout un plat ; d’ailleurs elle ne comprenait pas pourquoi ça échappait à ses parents. Paul, lui, dit « Je suis gay ».

– C’est exact. Julie et moi allons devenir parents.

Puis, comme si ça n’était pas encore assez clair – Lucile était une fois de plus abasourdie par la lenteur avec laquelle ses parents réfléchissaient – il ajouta :

– Elle est enceinte.

Georges s’exclama « Mais comment ? », et Lucile leva le doigt parce qu’elle, elle savait. Catherine s’exclama « Mais tu as 19 ans ! ». Lucile s’exclama « Ça veut dire quoi gay ? ». Et Paul ne dit rien.

– C’était un accident, enfin… disons qu’on était pressé parce qu’on avait peur de se faire gauler et donc on n’en a pas utilisé. Elle est allée voir sa gynécologue, qui lui a confirmé, et voilà. On a décidé de le garder.

Georges s’étouffa.

– Vous avez décidé de le garder ? Vous, vous, qui n’avez même pas vingt ans et n’avez pas pu vous retenir pendant une séance de cinéma ou en traversant un parking, ou que sais-je encore, vous qui ne travaillez pas et ne savez même pas si vous allez avoir votre première année de licence, vous allez le garder ?
– Oui.
– Oh.

Oh. Ce fut tout ce qu’il put prononcer. Catherine s’irrita, à en juger par la frénésie avec laquelle, du bout de sa serviette, elle tamponna ses lèvres pincées.

– Mais enfin Samuel, qu’est-ce que tu racontes ? Elle vient d’avoir dix-huit ans. Il y a deux mois cette pauvre fille ne savait même pas qu’elle avait un vagin !
– Et bien, elle l’a trouvé.
– Toi aussi, visiblement !

Georges s’ébroua, puis quitta silencieusement la table.

– Tu vois ce que tu as fait ? Ton père n’a même pas supporté.

Du salon, il s’écria « Tout va bien chérie, je reviens, j’ai juste un coup de fil à passer ». Il s’isola dans son bureau, composa un numéro sur son téléphone portable et attendit en se rongeant les ongles, l’air apeuré. Répondeur.

– Yes, Lindsay, it’s moi. Tu te souviens, euh, remember, last time we make quick fuck ? Without capote ? Tu, euh, tu… tu n’as pas de retard sur tes règles, hein ?

 

*****

 

Quand il revint s’asseoir, toute la table était plongée dans le silence. Il hésita quelques instants, ferma les yeux, tâtonna pour trouver sa fourchette et se remit à manger. Et les autres firent de même. Seul Paul ne bougea pas : c’est lui qui brisa la glace.

– Vous avez entendu ?

Personne ne réagit.

– Je suis gay.

Sa mère explosa.

– Bon sang, Paul, ne sois pas ridicule !
– Maman, ça veut dire quoi, gay ?
– Rien, ma chérie, ça signifie se rendre intéressant pour qu’on nous porte un peu d’attention.
– Ah. Comme papa quand il dit des trucs compliqués dont il ne connaît rien ?

Silence de mort sur l’assemblée. Catherine gronda des yeux sa fille, et glissa un regard vers son mari, craignant sa réaction. Mais Georges était trop concentré pour avoir entendu ce que Lucile disait : il espérait secrètement que, après l’américaine, les Anglais avaient eux aussi débarqué.

– Maman…
– Depuis combien de temps tu le sais ?
– Écoute, depuis toujours je crois. C’est quelque chose qu’on comprend rapid…
– Oh, Paul, pas toi voyons. Tais-toi donc, et mange un peu, t’es pire qu’une fille avec la nourriture. Samuel, depuis combien de temps tu le sais ?

Samuel fit mine de réfléchir en comptant sur ses doigts. Lucile lui mit les mains devant les yeux.

– Tiens, tu peux te servir des miens si tu n’en as pas assez.
– … Merci, ma puce, mais ça va aller. Ça doit faire neuf jours, mais elle en est déjà à six semaines.

Catherine poussa un petit cri.

– Neuf jours !
– Six semaines.
– Mais pourquoi tu ne nous l’as pas dit plus tôt ?
– J’attendais le bon moment.
– Et c’était ce soir ?
– Non, idéalement jamais, mais bon…
– Quand même, Samuel, neuf jours…
– Six semaines.

Catherine était effondrée. Elle s’affaissa, gémit, se redressa, enleva sa ceinture musculaire et s’affaissa de nouveau. Georges ne pipa mot.

– De toute façon, il fallait bien que je vous en parle, puisque je vais déménager…

Samuel laissa sa phrase en suspens, comme si c’était à quelqu’un d’autre de la terminer. Une mère pragmatique aurait certainement demandé comment, ou cherché à savoir où. Mais Catherine Brénard n’était pas de ces femmes-là.

– Quand ?
– Quand, quoi ?
– Quand est-ce que tu comptes déménager ?
– Ah. Le plus tôt possible, j’imagine. On a trouvé un chouette appartement hier, bon, c’est un peu cher mais puisque les affaires de papa marchent si bien, j’ai pensé que peut-être, enfin…

Il hésita.

– … peut-être vous pourriez nous aider.
– Vous aider ?
– À nous installer.
– À vous installer.
– Julie et moi… et le bébé.
– Julie et toi. Et le bébé.
– Oui.
– Évidemment.

Catherine chercha un soutien du regard. Elle s’attarda sur Paul, mauvaise pioche, puis sur Lucile qui faisait des pattes en haricots verts à son poulet, et enfin sur son mari.

– Georges, enfin, dis quelque chose. Réagis, bon sang !
– … Je me suis fait licencier.

Tous se tournèrent vers lui.

– Pardon ?
– J’ai été licencié.
– Tu plaisantes ?
– Non, Catherine. J’ai perdu mon emploi.
– Mais quand ?
– Il y a neuf jours.

Samuel ricana.

– C’est une blague ?
– Mais oui, chérie, rassure-toi.

Puis, penaud :

– C’était il y a deux mois.

Catherine blêmit, se leva et quitta la salle à manger. Au milieu des escaliers, elle fit demi-tour, contourna la table dignement, ramassa sa ceinture de renforcement et leur fit face. Elle regarda Samuel, évita Lucile, passa rapidement sur son mari pour finalement s’arrêter sur Paul.

– Je… je n’arrive pas à croire que mon fils soit homosexuel. Vraiment, Paul, tu m’auras tout fait.

Puis disparut à nouveau. Samuel lui emboîta le pas pour aller s’enfermer dans sa chambre ; Georges acheva son assiette, les yeux à nouveau clos, se redressa douloureusement et partit se réfugier dans son bureau. Lucile regarda Paul, de ses yeux ronds d’enfant curieuse, alors qu’il commençait à empiler les assiettes.

– Tu sais, moi je te trouve intéressant.
– Merci, ma puce.
– Même si t’es gay.
– Oui ?
– Oui.

Il s’agenouilla près d’elle, lui passa la main dans les cheveux.

– T’es adorable. Un vrai petit trésor.
– Oui. Et puis tu sais quoi ? Même que Ken aussi, il est gay.
– Ah bon ?
– Oui, il dit des saloperies sur Barbie dans son dos pour draguer Lana, sa meilleure amie.
– Ah. Dans ce cas-là oui, il est gay, forcément.
– Oui, et même que Barbie aussi elle est gay, parce qu’elle a trois bébés dans son ventre et elle continue de le rentrer, son ventre. Pour faire son intéressante.
– Typiquement gay, ça.
– Oui. Tu veux voir ?

Il sourit.

– Avec plaisir. Montre-moi ça.

Il la prit dans ses bras, l’emmena dans le salon et s’assit à côté d’elle, par terre, un peu d’amertume au bord des yeux. Dans sa chambre, Catherine alluma la télévision, piochant dans un paquet de chips pour s’empêcher de penser ; et quand une boule lui obstrua l’estomac, elle se contenta d’augmenter la puissance du stimulateur de sa ceinture. Dans la sienne, Samuel envoya un message plein de cet amour juvénile, de cette naïveté grisante qui caractérise les amours adolescentes, et entreprit de commencer à rassembler ses affaires. Georges laissa un nouveau message sur le même répondeur, tirant avidement sur sa cigarette tandis qu’il dépliait à même le sol un vieux plaid écossais. Quant à Lucile et Paul, improbables partenaires de dînette, ils organisèrent ensemble avec toutes les poupées l’élection de la plus gay d’entre elles.

Le petit monde des Brénard ne tournait pas rond, certes, mais il tournait. Voilà, il tournait. Et dans ce que l’on pouvait appeler malgré tout une famille, ceci était, malgré tout, une situation finale.
 

One

10 Mai 2008

Chaque jour

6 Mai 2008

Égrène tes remords au fil de nos années,
Des marques sur nos corps qu’on ne cesse d’user ;
La liste de mes torts ne peut que s’allonger
À mesure qu’on dort un peu plus éloigné

Chaque jour que Dieu fait.

Répands en moi tes peurs de nous sentir vieillir
En feignant un bonheur qu’on a vu hier mourir :
Si je vois ta douleur, je ne peux pas guérir
Tes blessures au cœur que tu laisses pourrir

Chaque jour, sans le dire.

Laisse courir tes cris le long de mes silences,
Quand tu sais que je fuis les piques que tu lances.
Dans nos yeux, je ne lis ni haine ni violence,
Mais les mots que tu nies creusent sans importance

Chaque jour, ton absence.

Écume au bord des yeux les larmes qui te coulent :
Tu dis pleurer pour deux ? Les miennes aussi roulent,
Le doute y est aqueux, de l’eau que je refoule,
D’une lie d’amoureux qui nous draine et me saoule

Chaque jour qu’on s’écroule.

Finis pour moi l’histoire alors que je suis lâche,
J’acquiesce sans y croire aux choses que tu caches.
Le pansement qu’un soir, d’un seul coup l’on arrache,
Fait moins mal qu’un espoir voué à ce qu’on le gâche :

Chaque jour nous détache.